Quai des Orfèvres

Bijou bijou

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« Je crois que j’ai eu le meilleur Clouzot. » Suzy Delair

Avant la guerre, le public français applaudissait le « quai des brumes », donnait dans le réalisme poétique façon Carné, Prévert et Jeanson. Une fois Paris libéré, Henri-Georges Clouzot nous donne plutôt rendez-vous au « Quai des Orfèvres », une immersion dans le réalisme policier, non sans faire preuve de fantaisie, naturellement.

Sortant de deux ans de purgatoire (pour cause de « Corbeau » jugé trop collabo), le réalisateur ne fait pas la fine bouche. Il fait une croix sur « la chambre obscure » qu’il voulait adapter avec Michel Simon et se lance dans un scénario plus vendeur, vaguement inspiré d’un roman du belge Stanislas-André Steeman. Ce dernier n’apprécie guère les libertés prises par Clouzot dans son scénario : « Il lui reproche de faire du coupable une figure pâlotte seulement destinée à jouer les utilités » rappellent José-Louis Bocquet et Marc Godin dans leur livre-somme sur le cinéaste. Il faut dire que celui qui prétendait déjà dans le titre que « l’assassin habite au 21 » ne goûte pas vraiment le whodunnit et préfère, de près comme de loin, s’intéresser à la machine judiciaire en action et à l’observation fine des suspects qui s’étouffent dans leurs mensonges. Comme dans « le Corbeau », tout le monde est dans le collimateur. Réuni dans la salle de spectacle d’un café-concert à la mode, le public de l’époque est l’objet principal d’étude du réalisateur. Tandis qu’ils sont là à mater la scandaleuse Jenny Lamour (un joli lot inscrit à l’Etat Civil sous le nom de Marguerite Chauffournier) faisant son show en agitant son « p’tit tra-la-la » sur scène, il écoute, il scrute, il dissèque. « C’est facile de faire du succès comme ça ! » lâche un type en coulisse, alors que les gens dans la salle affichent des mines réjouies ou faussement outrées.

C’est ensuite par l’entrée des artistes que Clouzot poursuit son infiltration, un endroit qu’il adore. Dans les loges, il déniche le couple que forment la gouailleuse Suzy Delair (sa compagne de l’époque) et Bernard Blier, mari pianiste, discret et taciturne, qui vit dans la hantise d’être cocu. Et c’est, comme souvent, dans « l’enfer » de la jalousie que le drame arrive. Tout ça parce qu’un vieux dégueulasse plein de pognon, un vicelard bossu amateur de chair fraîche (« j’aime mieux m’offrir ça de temps en temps qu’un Manet ou un Picasso, c’est plus intéressant » glisse-t-il face caméra dans un sourire lubrique), a osé avoir des vues sur la divette en bas-nylon. Il n’est pas le seul dans ce cas puisque Clouzot ajoute dans cette partie fine une photographe distinguée campée par Simone Renant qui en pince secrètement pour la chérie de ces messieurs. « Vous êtes un type dans mon genre » lui dit l’inspecteur Antoine, « vous n’aurez jamais de chance avec les femmes. » Voilà qui donne le ton d’un scénario qui désape chaque personnage, met à l’épreuve leurs forces, mais révèle aussi leurs points faibles, trouvant néanmoins « des circonstances atténuantes à porter au dossier de leurs fautes ou de leurs erreurs » comme l’écrit très justement Jacques Lourcelles.

Pour une fois, Clouzot fait preuve d’une certaine mansuétude, se détournant des monstres ordinaires pour mieux révéler les travers psychologiques, sociaux ou moraux des petites gens. Son sujet préféré est bien sûr le policier qu’interprète Louis Jouvet. Ancien de Sidi Bel Abbès d’où il a ramené un petit moricaud (« c’est tout ce que j’ai rapporté des Colonies, avec le paludisme » dit-il à son collègue), fils de « larbin » de la grande bourgeoisie, c’est un type abîmé par la vie, un éclopé physique (une vieille blessure de guerre explique sa gestuelle empruntée) qui subit lui aussi les affres du délit de sale gueule. Absolument génial dans les habits d’un sous-fifre de la Brigade Criminelle, l’acteur fait de cet inspecteur Antoine un enquêteur au ras du pavé, un professionnel qui ne manque ni de poigne (« tu nous prends pour des andouilles, hein ? La chanson reste la même mais la musique va changer ! » aboie-t-il à un Blier sur la sellette), ni de flair (voir l’odieux chantage qu’il fait à un vieux chauffeur de taxi pas assez bavard), mais faillible également quand il balance imprudemment une info au suspect qui l’ignorait.

Plus que dans n’importe quel autre polar de l’époque, la mise en scène de Clouzot avance au millimètre, joue avec les nerfs des spectateurs dans la confidence : lors d’une scène où l’inspecteur allume sa pipe avec un morceau de journal sur lequel est inscrit un indice capital, on tremble avec les personnages, on se rend tacitement complices de leurs actes répréhensibles faute de pouvoir pleurer la mort de la repoussante victime (« la mort n’excuse rien » disait le réalisateur). Comme sir Alfred, Clouzot se montre expert en métaphore alimentaire lorsqu’il substitue une partie de jambe-en-l’air par un plan sur le lait qui déborde ! « Comme les gens sont entraînés par le suspense, on peut leur faire avaler beaucoup plus de choses que si l’on raconte une histoire psychologique. » disait Clouzot. « Là-dessus je partage l’avis d’Hitchcock qui dit qu’un film policier c’est un gâteau, c’est un cake avec des raisins, des fruits confis… Et si on se prive de tout ça, autant faire un documentaire. » Il y a pourtant un peu de cela dans sa description des bureaux du 36. On découvre un lieu de vie où les journalistes qui font le poireau dans les escaliers, où ces flics se confondent aux truands, on l’on se caille les meules faute de charbon pour alimenter le poêle, où l’on discute pêche à la ligne entre deux dépositions, où l’on cuisine les gangsters avant d’aller déguster la dinde de Noël.

Mais derrière tout le décorum, au-delà du folklore des interrogatoires, il y a l’ombre du cachot qui semble hanter Clouzot. « Ils vous coupent les cheveux et il fait froid » dit Dora la photographe amoureuse, comme si le vécu du réalisateur et de sa compagne, les mauvais souvenirs des purges encore fraîches, perçaient alors le vernis de la fiction. Il en a vu de drôles pour sûr, ainsi que pendant son stage d’observation dans les locaux de la PJ pour préparer son film. C’est aussi pour ça que son « Quai des Orfèvres », derrière ses décors de studio, ses dialogues truculents et ses accents mélodramatiques, respire malgré tout le parfum de l’authenticité, tel une toile de maître impressionniste capable d’élever le spectacle de ces vies ordinaires au rang des beaux-arts.

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22 réflexions sur “Quai des Orfèvres

  1. Je n’ai pas vu tous les Clouzot mais il faut bien avouer que celui-ci m’a fait forte impression. Sans doute plus bienveillant que « le corbeau », il partage néanmoins une production et une sortie dans un contexte très particulier qui évidemment influent sur notre perception du film, le rendant plus précieux sans doute (au moins historiquement).
    Cette republication de mon article sur « Quai des Orfèvres » accompagne le récent anniversaire de madame Delair qui vient de souffler sa centième bougie. On a beaucoup parlé de Danielle Darrieux, une icône française à la carrière formidable. On a peu évoqué son voyage en Allemagne pendant la guerre, auquel participait également Suzy Delair. Sans doute une complaisance (pour ne pas dire plus si on en croit certaines sources) de cette dernière avec l’occupant, la rend moins aimable du grand public.

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  2. A ce propos, le récent livre de Christine Leteux sur la Continental dédouane complètement Danielle Darrieux qui s’est trouvée contrainte de faire le voyage à Berlin pour voir son fiancé diplomate détenu en Allemagne, voyage qu’elle a ensuite quittée en cours de route. Le livre trace un portrait nettement moins flatteur de Suzy Delair.

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    • Le livre de madame Leteux est en passe d’être la nouvelle référence sur le sujet. Il semble également que Marc Ferro n’ait pas été non plus très amène vis-à-vis de cette délégation de vedettes de la Continental en pèlerinage dans les studios UFA :
      « Désormais les chanteurs et les comédiens partent en Allemagne se faire applaudir ; ils prennent la suite des écrivains, une première relève en quelque sorte. On voit encore sur les photographies de l’époque leurs visages radieux ; Albert Préjean, Suzy Delair, Marie Marquet, etc. Qui donc a confronté leurs visages couronnés de fleurs, illuminés sous le flash, à ces autres visages blêmes et comme frappés d’un pressentiment : ceux de ces convois qui, sur le quai d’en face, conduisaient les déportés vers les camps de la mort ? »
      Marc Ferro, Pétain, Fayard, 1987, 789 p. chap. II : Le grand jeu – Double jeu ou collaboration ? – Pour le cinéma aussi, ce fut le bon temps… », p. 173. (référence trouvée sur le net)

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      • De manière générale, le livre de C. Leteux est assez indulgente ou compréhensive avec les artistes ayant collaboré avec la Continental, rappelant certaines circonstances à leur avantage et les chantages dont ils ont fait l’objet s’agissant notamment du voyage à Berlin, indiquant que les « visages radieux » cachaient une réalité moins simple. Tout n’est pas parfait dans ce livre, mais il a le grand mérite de citer des sources d’archives (mémoires de défense, procès-verbal du dossier d’épuration) avec nombre de citations à l’appui.

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        • Autrement dit une mine d’informations qui vient actualiser les travaux de recherche menés jusqu’ici par d’autres auteurs (notamment Jean-Pierre Bertin-Maghit que j’ai cité sur ton blog). Je note la référence. Merci. 🙂

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    • Il y a de ça en effet dans la réplique de Dora que je cite dans le dernier paragraphe. Et bien d’autres éléments viennent traduire ce climat de lendemains qui déchantent, de méchante gueule de bois après les années noires.

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  3. Scénario en béton, interprétation haut de gamme, dialogues au cordeau, la voix haut perchée et la vivacité tourbillonante de Suzy Delair, la classe exceptionnelle de Simone Renant , un Blier ratatiné de jalousie, Jouvet en majesté…
    Et tout ce joli monde souffre tous les tourments de l’amour.

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  4. J’ai étudié les deux films au lycée, pendant mes cours de cinéma-audiovisuels. Je les avais adoré tous les deux ! J’ai même montré le Quai des Brumes à ma copine y a pas si longtemps. Ça lui a fait un choc de voir un film en noir et blanc mais elle a beaucoup apprécié je crois. Ces vieux films me manquent ! Et grâce à toi j’ai appris pas mal de choses que j’ignorais, notamment les sources d’inspiration de Henri-Georges Clouzot ! Bien joué 😉

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  5. C’est vraiment une belle analyse, très fouillée d’un film qu’on peut voir et revoir, au delà de l’histoire pour le plaisir des dialogues et de l’interprétation. Un petit détail: je viens de voir Un homme intègre, film iranien dans un contexte donc très différent, il y a la même scène symbolique de la casserole de lait qui déborde. Je n’avais pas fait le lien, ta critique me remet en mémoire ce passage fort à propos-_^!

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    • Je n’ai pas eu l’occasion de voir ce récent film iranien dont on a par ailleurs dit beaucoup de bien. Je prends note de la référence, qu’elle soit intentionnelle ou pas.
      Ravi en tous cas d’avoir éclairé cette correspondance. Et merci de ce passage. You’re welcome 🙂

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