La Traversée de Paris

Détours de cochon

« Ma petite fille, souviens-toi que dans la vie, la seule chose qui compte, c’est l’argent. »

Marcel Aymé, Uranus, 1948.

« Ah ben ça ! C’est pas ordinaire ! Et Gabin alors, ils ne lui ont rien donné à Gabin ? » Ce sont paraît-il les mots prononcés par Bourvil lorsqu’il apprit que le jury de la Mostra (composé entre autres de Visconti, Ushihara et André Bazin) avait décidé de lui remettre la coupe Volpi pour le rôle de Marcel Martin dans « La Traversée de Paris ». L’acteur jusqu’ici réduit à l’image d’amuseur de cabaret, voire de paysan benêt (mais « Pas si bête ») changeait de statut, montrait un autre visage, celui d’une France peu glorieuse en cette période d’après-guerre. Ce Martin n’est pas un petit gars sympathique, pas plus qu’il ne l’est dans la nouvelle de Marcel Aymé que Claude Autant-Lara adapte à l’écran. Il est un échantillon de la majorité silencieuse française qui met son mouchoir sur sa morale, qui étouffe ses valeurs sous l’oreiller des nécessités pour espérer traverser sans trop de dégâts quatre longues années de nuit et d’Occupation. Lire la suite

BORDER LINE

A la porte

« Frontières : En géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre. »

Ambrose Bierce, dictionnaire du diable, 1911.

Certains enferment leurs personnages dans un vaisseau spatial. D’autres préfèrent les enterrer vivant pendant la durée d’un film. Les barcelonnais Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez ont fait le choix, pour leur tout premier long métrage, de s’intéresser aux bureaux sans fenêtre des services douaniers d’un aéroport, en pénétrant dans les limbes opaques et hostiles du département de l’immigration américaine. Cela donne une heure et quart d’une révoltante claustration pour un film sensation  : « Border Line ». Lire la suite

Le mal n’existe pas

Glamping / Paradis

« Si humble que soit votre vie, faites-y honneur et vivez-la, ne l’esquivez pas et n’en dites point de mal. Elle n’est pas aussi mauvaise que vous. C’est lorsque vous êtes le plus riche qu’elle paraît le plus pauvre. »

Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les Bois, 1854.

Depuis des temps immémoriaux, le mont Fuji est considéré comme un pic sacré, point de jonction de la terre et du ciel, source d’inspiration artistique majeure. Poèmes, tableaux, chansons ont été composés en son honneur ; il fut donc naturel à Ryūsuke Hamaguchi, à l’occasion de sa première grande excursion loin des immenses conurbations, de se placer sous son autorité magmatique. Dans « le Mal n’existe pas », le volcan n’est qu’un motif lointain, un élément de paysage, qui apparaît de-ci, de-là par la lunette arrière d’une voiture. Mais la montagne est au premier plan, ainsi que ses forêts giboyeuses et sauvages. Pour la première fois, le réalisateur répond à l’appel, revient aux racines, suit une symphonie du fond des bois menant au ruisseau qui lie l’homme à son milieu naturel. Lire la suite

REIMS POLAR 2024 jour 2 – Highway 65 + Hopeless

Rats des villes et flics des champs

Reims Polar quitte le Texas profond et file droit vers deux films en compétition : sur la « Highway 65 » direction Israël avant de bifurquer au pays des matins pas très calmes chez les « Hopeless » de la banlieue de Séoul. Lire la suite

ANATOMIE d’une CHUTE

Une affaire de femme

« J’aime les chiens d’une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu’ils pardonnent toujours. »

Albert Camus, La chute, 1956.

Justine Triet pouvait-elle espérer un tel triomphe critique ? Une telle avalanche de récompenses ? Du haut de ses quatre films, elle inscrit indubitablement son nom parmi ceux qui comptent aujourd’hui dans le cinéma français. Ce n’est que justice pour celle qui s’est démené pour mettre en scène à plusieurs reprises des personnages plus ou moins versés dans le Droit : de Virginie Efira en avocate dans « Victoria » à Arthur Harari qui « s’y connaît en code pénal » dans « la Bataille de Solférino », les signes avant-coureurs de ce film de procès de manquaient pas. Elle préside donc désormais au succès de « Anatomie d’une chute », à la recherche d’une vérité dont les nuances, comme le clamait Clouzot, « s’accommodent mal de la lumière brutale des assises. » Lire la suite

GODZILLA Minus One

Lézard de la guerre

« Cela paraît incroyable mais, naïvement, nous espérions que la fin de Godzilla coïnciderait avec la fin des essais nucléaires. »

Ishirō Honda

Cette fois, c’est sûr : le roi Lézard est immortel. Après soixante-dix ans à réémerger périodiquement, et vingt-neuf films à ravager la surface des écrans (sans compter les versions US), le kaiju imaginé par le cinéaste Ishirō Honda repartait à l’assaut du Japon à la fin de l’année dernière dans « Godzilla minus one » de Takashi Yamazaki. La précédente « Résurgence » lui avait permis de faire un beau carnage dans le jeu politique intérieur en réveillant les traumas de Fukushima, il revient cette fois à ses terreurs originelles, reprend corps dans le contexte d’une sortie de guerre désastreuse qui avait laissé le pays exsangue, humilié et traumatisé. Le titan rageur remonte alors des profondeurs pour mieux écrabouiller sans pitié ce qui tient encore à peine debout et solder les comptes d’une des ères les plus sombres qu’a connu l’archipel. Lire la suite

L’INNOCENCE

La mauvaise éducation

« Regarde toujours dans la direction du soleil levant et tu ne verras jamais l’ombre derrière toi. »

Proverbe japonais

« L’Innocence » est le cadeau de Noël que nous offre le cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda. Et comme il est actuellement un des plus grands, le présent n’en sera que plus beau. Il l’a enrobé d’une musique magnifique composée au piano par Ryuichi Sakamoto, sa dernières œuvre pour le cinéma. Depuis l’autre rive, le musicien nous adresse un ultime « Merry Christmas, Mr Lawrence » comme lorsqu’il jouait avec David Bowie. Ainsi, « L’Innocence » se place sous « les Bonnes Etoiles », celles qui éclairent la vie des gens, qui révèlent une part de vérité tandis que l’autre se replie dans le mensonge, se réfugie dans l’erreur. Lire la suite

L’enlèvement

Au revoir mon enfant

« Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ? »

Psaume 121.

C’était un pape-roi, il avait la fâcheuse manie de faire kidnapper des jeunes enfants nés hors de la communauté chrétienne pour les ramener sous le signe de la croix. Son nom : Pie IX, un pape honni dans un pays en plein Risorgimento, secoué par des assauts anticléricaux. Dans ce contexte, « L’enlèvement » du jeune Edgardo Mortara fut la goutte d’eau qui fit déborder le scandale, celle qui scella le sort d’un Vatican qui se croyait tout puissant. Cette histoire eût pu être un film tourné par Steven Spielberg (il y songea sérieusement) mais c’est finalement Marco Bellocchio qui la ramena à sa langue natale pour mieux interroger la politique néfaste des hommes à la lumière de la foi, et éprouver la fidélité du cœur face aux assauts des clercs de l’obscur. Lire la suite

KILLERS of the FLOWER MOON

Osages au désespoir

« Depuis 200 ans, nous avons dit au peuple Indien, qui se battent pour leurs terres, pour leurs vies, pour leurs familles et leur droit à la liberté : « déposez vos armes, mes amis, ensuite nous serons unis. Seulement si vous déposez vos armes, mes amis, pouvons-nous alors parler de paix et parvenir à un traité qui sera bon pour vous. » Quand ils ont déposé leurs armes, nous les avons assassinés. »

Marlon Brando, discours prononcé par Shaheen Littlefeather à l’Académie des Oscars, 1973.

Les fleurs qui tapissent les prairies de l’Oklahoma du côté de Fairfax, de Pawhuska ou de Gray Horse sont innombrables. Nombreux ici furent les Indiens Osages à tomber pour défendre leurs droits, à rejoindre Wah-kon-tah sous le regard de mère la Lune et de grand-père Soleil. Au début de « Killers of the Flower Moon », fresque admirable signée Martin Scorsese, on enterre le calumet de la paix. Il ne fumera plus, la langue des Natifs se dissipera peu à peu, ainsi que leurs rites (cérémonies de mariage, de naissance, funérailles), leurs noms et leurs coutumes (se taire pendant qu’on laisse passer l’orage). Dans le dernier plan, la caméra s’élève vers le ciel, accompagnée des tambours qui continuent de résonner dans la tête du spectateur longtemps après qu’il a quitté la salle. Lire la suite

Le procès GOLDMAN

Le sens de l’innocence

« Je suis né de l’ombre, je suis né dans l’ombre et mon désir fut longtemps qu’on ne m’arrache pas à l’ombre où je suis. »

Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, 1975.

Au hasard des allées de pavés encombrées et étroites de la quatrième division du cimetière du Père Lachaise, on peut tomber, tout à fait par hasard, nez à nez avec la sépulture de Pierre Goldman. Une tombe simple, froide, apparemment oubliée, comme il en existe des milliers dans cette vaste nécropole. Et pourtant. Ils étaient dix mille paraît-il à son enterrement. Alors que son petit frère Jean-Jacques n’est pas encore la coqueluche des plateaux de « Champs-Elysées », le nom de Goldman enflamme le monde médiatique à l’occasion d’un premier procès retentissant en 1974, puis lors de sa révision en 1976. Avec l’aide de sa co-scénariste Nathalie Herzberg, et le conseil de deux avocats de l’époque (les maîtres Chouraqui et Kiejman, décédé huit jours avant la première du film à Cannes), le cinéaste Cédric Kahn exhume « le Procès Goldman » car il semble encore avoir beaucoup à dire sur notre époque. Lire la suite