MAESTRO

Chants intérieurs

« I cannot say what loves have come and gone,
I only know that summer sang in me
A little while, that in me sings no more. »

Edna St Vincent Millay, What lips my lips have kissed, and where, and why, 1920.

La vie, parfois, est comme un gigantesque orchestre où tous les musiciens jouent de concert. Tantôt ça fait des couacs, parfois ça sonne merveilleusement. C’est le cas du « Maestro » composé et dirigé par Bradley Cooper, à la fois musicien d’honneur et chef d’orchestre de ce biopic symphonique échoué dans la petite case Netflix. Il n’y avait donc plus de place au cinéma pour permettre à ce successeur de « A Star is born » de conquérir à son tour les cœurs des spectateurs ? Même l’Académie des Oscars a détourné le regard, préférant cette fois redorer le blason des films qui ont pris le chemin des salles. Pourtant, même réduite à un demi-silence, cette side story du grand Bernstein, cet hymne à l’unisson ayant grandi sous les plus belles étoiles d’Hollywood, méritait d’être salué d’un geste plus fort. Lire la suite

PRISCILLA

Lonely you

« J’ai beaucoup appris d’Elvis et, hélas de ses erreurs. »

Priscilla Beaulieu Presley, Elvis & moi, 1985.

Dans le monde des contes de fées selon Sofia Coppola, on trouve des châteaux (Marmont), des princesses (« Marie-Antoinette ») et des princes charmants qui noient leur dépression dans un hôtel de luxe au Japon (« Lost in translation »). Parfois, les belles se trouvent un roi et, quand elles n’en sont pas « les Proies ». « Priscilla » est du même sérail, prise au piège du miroir aux alouettes. Son histoire avec le King voudrait roucouler d’amour tendre mais on se doute vite qu’elle a rendez-vous à l’hôtel des cœurs brisés. Lire la suite

JEANNE du BARRY

Sa reine

« – (…) Il était donc une fois une pauvre jeune fille qui, à cette époque, n’avait ni pages, ni voiture, ni nègre, ni perruche, ni sapajou.
– Ni roi, dit Louis XV.
– Oh ! Sire. »

Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Joseph Balsamo, 1853.

Elle disait qu’elle aimait la vie, on la lui ôta d’un coup de lame. Coupez ! comme on dit au ciné. De Jeanne Vaubernier (ou Bécu selon les sources) à la Comtesse du Barry, tout le cinéma lui est passé dessus, de long en large et à travers. Après Theda Bara, Pola Negri, Dolores del Rio, et bien sûr Martine Carol, voici que Maïwen, fascinée, s’identifie à « Jeanne du Barry », devant et derrière la caméra. Elle fait de sa distribution royale et exotique une attraction en costumes qui tire davantage sur le conte que sur la comtesse. Lire la suite

EMPIRE of LIGHT

Mirage de la vie

« Light, seeking light, doth light of light beguile ;
So ere you find where light in darkness lies,
Your light grows dark by losing of your eyes. »

William Shakespeare, Peines d’amour perdues, 1595-1596.

Quand les lumières se rallument et que le rideau se ferme, on trouve toutes sortes de choses dans une salle de cinéma. Il y a des gens qui pleurent, il y en a d’autres qui dorment, ou qui veulent juste rester au chaud. Il paraît même qu’il y en a qui meurent en regardant les images – Boris Vian en sait quelque chose. Les allées du ciné, c’est un monde à part qui s’éveille dans le noir, c’est la cour des miracles du septième art. C’est à cet « Empire of Light » que Sam Mendes a voulu rendre hommage, en se penchant non pas sur l’écran, mais en passant derrière, glissant un œil en coulisse, à la rencontre de toutes ces petites mains qui se serrent les coudes, qui mélangent les couleurs pour nous les rendre plus belles. Lire la suite

BIGAMIE

La vie en double

« Je n’ai jamais rencontré Ida Lupino mais j’en ai toujours rêvé. »

Martin Scorsese, Mes plaisirs de Cinéphile, 1998.

Dans la myriade de personnages qui peuplent l’Ancien Testament, il en est un, plutôt méconnu, qui porte le nom d’Elkana. Connu avant tout pour être le père de Samuel, Elkana a l’étrange particularité d’être présenté comme bigame : il est marié à Anne qui est stérile, et en même temps à Peninnah qui lui donnera des enfants. Coïncidence (ou pas), c’est exactement la situation dans laquelle se trouve Harry, pris en flagrant délit de « Bigamie » dans un très beau film dirigé par Ida Lupino. Alors que la situation des plus embarrassantes aurait pu être tournée en dérision dans un vaudeville sans conséquence, la réalisatrice fait le choix de la traiter le plus sérieusement du monde, dans un mélodrame retenu, nappé des ombres du Film Noir. Lire la suite

SENSO

L’amant diabolique

« Il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. »

Marcel Proust

1866, la terre tremble en Italie. Le peuple se réveille, se soulève contre l’occupant autrichien. Une nation trop longtemps morcelée, dominée, renaît peu à peu de ses cendres, prend les armes pour conduire son destin. Au cœur du tumulte, une aristocrate vénitienne, la Comtesse Livia Sarpieri, confie dans son journal les feux de la passion qui la brûlent, déchirée entre sa fibre nationaliste et une obsession sans issue pour un jeune officier ennemi. La symphonie du mélodrame sur fond historique chante jusqu’aux oreilles de Luchino Visconti, encore sous le charme des arias de la Callas qu’il avait admirée peu auparavant depuis sa loge de la Scala. Le cinéma devient alors pour lui le parfait médium pour exalter la grâce, la puissance et la gloire du spectacle total, celui de la vie (« la vie est un champ de bataille » disait-il), de ses drames intimes et de ses tragédies grandioses. Ce fut l’avènement de « Senso », première grande fresque en costume signée du Prince de Modrone dont les immenses tableaux en couleur se consument avec toujours autant de violence et de passion. Lire la suite

DECISION to LEAVE

Dans la brume asiatique

« Où est passée cette personne ?
Ouvre les yeux dans le brouillard
Cache tes larmes »

Jung Hoon-hee, 안개,1972.

Le polar coréen a décidément les faveurs du festival de Cannes. Tout le monde a évidemment en tête le triomphe phénoménal du « Parasite » de Bong Joon-ho, mais il y eut avant lui la révélation Park Chan-wook qui rafla le Grand Prix des mains de Tarantino pour « Old Boy », le Prix du Jury de celles d’Isabelle Huppert pour « Thirst » et désormais un Prix de la Mise en Scène pour « Decision to Leave », film qui impressionna Vincent Lindon et ses jurés. Devenu depuis l’un des chefs de file du nouveau cinéma coréen, son prestige n’a cessé de grandir au fil des films, et ce n’est certainement pas avec celui-ci que sa côte vertigineuse va s’effondrer. Lire la suite

WEST SIDE STORY (2021)

Danse avec les Sharks

« The air
Is humming,
And something great is coming!
Who knows?
It’s only just out of reach,
Down the block, on a beach,
Maybe tonight . . . »

« Something’s coming », paroles de Stephen Sondheim (22.03.1930 – 26.11.2021)

Sa disparition n’a pas fait grand bruit ici-bas. Il était reconnu comme l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand dans son pays. Stephen Sondheim était un « Titan de la Comédie Musicale », le Mozart de Broadway, et il le fut durant soixante-dix ans de carrière. Des feux de la rampe new-yorkaise aux projecteurs hollywoodiens, il ne fallut souvent qu’un entrechat pour sublimer ses œuvres et les donner à voir à un plus large public : de « Gypsy, la Venus de Broadway » à « Into the Woods » revu par le spécialiste Rob Marshall, en passant la fable saignante et croustillante de « Sweeney Todd, le barbier de Fleet Street » cuisinée par Tim Burton, il y en eut décidément pour tous les goûts. Mais le show qui le plaça durablement sur la route pavée d’étoiles fut bien celui donné au cœur de Manhattan à la fin des années 50, orchestré par Leonard Bernstein, chorégraphié par Jerome Robbins, mis en image par Robert Wise et aujourd’hui par Steven Spielberg : « West Side Story », une histoire de conquête de cœurs et de guerre de territoire où désormais cohabitent à jamais les deux Steve. Lire la suite

CRY MACHO

Ol’ Gringo

« C’est l’histoire d’un homme qui a traversé des moments difficiles dans sa vie et qui, de manière inattendue, se voit confronté à un autre défi. Il ne le ferait normalement jamais, mais c’est un homme de parole. Il va jusqu’au bout. Et cela fait repartir sa vie à zéro. »

Clint Eastwood in Entertainment Weekly, 5 août 2021.

Comme les roues d’un vieux modèle au volant duquel on est désormais habitué de le trouver, la caméra de Clint Eastwood tourne encore. L’acteur et réalisateur, devenu un vieillard encore bien alerte, n’en finit plus de regarder dans le rétroviseur dès lors qu’il se met en scène, mettant en ordre chaque élément de son œuvre avant de l’offrir en héritage à la nouvelle génération. Voilà des années maintenant qu’on le sent proche de la fin, poursuivant l’aventure toujours un peu plus loin lorsque sort chaque nouveau film sur les écrans. Dans « Cry Macho », Clint Eastwood est bien vivant, même s’il est évident que le bout de la route n’est plus très loin. Rien que pour faire encore un bout de chemin dans son pick-up, on est prêt à fermer les yeux sur les ratés du moteur. Lire la suite

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait

Fragments de discours amoureux

« Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse.
Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps.
Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. »

Michel de Montaigne, Essais, Livre II, 1595.

L’amour est un mystère qu’il n’est pas si aisé de percer à jour. Il est des cinéastes qui en ont fait leur cible de cœur, s’attachant par un soin délicat à en circonscrire le sujet, en observant les variations complexes, les inconstances nombreuses, s’essayant même à l’embrasser en prenant garde de trop étreindre. Filant sur les elles du désir au détour des ils aux trésors, hommes et femmes peuvent se montrer volages, sous l’empire d’une passion volatile, d’une émotion contagieuse, tel le spectateur qui vient à la rencontre d’un film dans l’espoir peut-être d’en tomber amoureux. Il y a « les choses qu’on dit, les choses qu’on fait », Emmanuel Mouret en sait quelque chose puisqu’il est passé maître dans l’art du « Caprice ». Lire la suite