La ZONE d’INTERÊT

De l’au-delà

« Il y a bien des façons de tourner le dos à la vérité. »

Robert Merle, préface de la mort est mon métier, 27 avril 1972.

Rudolph Höss avait 44 ans quand on lui passa la corde autour du cou au beau milieu du camp d’Auschwitz. En cet instant précis du 16 avril 1947, jour de son exécution, les millions de martyrs des camps de la mort vinrent sans doute à sa rencontre pour lui demander des comptes. « Les plus dangereux sont les hommes ordinaires » écrivait Primo Levi. C’est justement là, à quelques pas des basses fosses de l’enfer, de l’autre côté de l’antre des monstres, dans l’ordinaire glaçant d’une famille de bourreaux que Jonathan Glazer a choisi de placer « la Zone d’intérêt ». Adaptant à sa sauce le roman de Martin Amis, il reste à la lisière de l’indicible quand d’autres, comme Spielberg ou Benigni, choisirent de franchir la ligne des miradors. Un parti-pris qui saisit d’effroi quand on sait que le pire se construit dans la tête. Lire la suite

Les TROIS MOUSQUETAIRES : Milady

De Winter is coming

« En littérature, il existe des personnages de fiction doués d’une identité propre, connus de millions de personnes qui n’ont pas lu les livres où ils apparaissent. L’Angleterre en a trois : Sherlock Holmes, Roméo et Robinson. En Espagne, deux : don Quichotte et don Juan. En France : d’Artagnan. Mais moi, voyez-vous…
– Cessez donc une bonne fois de divaguer, Balkan.
– Je ne divague pas le moins du monde. J’allais ajouter à d’Artagnan le nom de Milady. »

Arturo-Perez Reverte, Le Club Dumas, 1993.

Il aura ainsi fallu plusieurs mois – là où les lecteurs de Dumas n’avaient qu’à attendre le papier du lendemain – pour repartir au galop vers le siècle de Louis XIII. Après un premier opus dédié à « D’Artagnan », le feuilleton de Martin Bourboulon attaque son deuxième chapitre intitulé « les Trois Mousquetaires : Milady ». Du Gascon fraîchement incorporé dans l’élite de l’armée on passe à l’espionne aux fidélités obscures et aux origines troubles. Tandis que le premier volet reprenait à grands traits les emblèmes dessinés dans le roman si célèbre, cette nouvelle partie entrebâille un peu plus la porte vers une conjuration de plus en plus assumée. Lire la suite

NAPOLEON (2023)

A dormir debout

« Napoléon lui-même disait que sa vie aurait fait un roman parfait. Je suis sûr qu’il aurait dit « film » s’il avait connu cette technique. Toute sa vie est une histoire que l’on peut raconter dans l’ordre dans lequel elle s’est passée. »

Stanley Kubrick lors d’un entretien avec Michel Ciment, 1980.

« Napoléon », mort à Sainte Hélène, mais tant de fois ressuscité. Cette fois-ci, Joaquin sera son Phoenix, à nouveau ceint des lauriers de César par Sir Ridley Scott, le pape du film d’Histoire à gros billets. Pour son nouvel Imperator, le réalisateur de « Gladiator » a sorti l’artillerie lourde. Mais le personnage n’est pas commode, sa statu(r)e est bien lourde à porter. Adulé par les uns, honni par les autres, Napoléon fut Empereur des Français, mais aussi une des figures historiques les plus représentées à l’écran. Partagé entre guerre et amour, son emprise sur le destin d’un peuple peut-il vraiment être résumé en moins de trois heures ? Ridley Scott entend bien relever ce défi à marche forcée, quitte à plonger dans la Bérézina. Lire la suite

Le GRAND PASSAGE

La gloire de mon chef

« Pourquoi ces cris ? Parle aux enfants d’Israël, et qu’ils marchent. »

Exode, 14 :15

De la même manière qu’on ne peut, aujourd’hui, demeurer totalement stoïque devant le racisme affiché de « la Naissance d’une Nation » de Griffith, il est d’autres grandes fresques épiques de l’âge d’or hollywoodien difficiles à défendre. « Le grand passage » de King Vidor est incontestablement de celles-là. Certes, l’époque où il est tourné n’est pas encore à la réhabilitation du « peuple natif », et on reprochera d’ailleurs plus tard à John Ford de s’être rendu complice à la même époque de plusieurs massacres honteux. Mais l’acharnement visant à l’extermination d’un peuple pour lequel le scénario et la mise en scène n’ont visiblement aucune pitié, même sous couvert de représailles, n’a d’égal que l’application que Vidor met au service de la glorification d’un corps militaire emmené par le dénommé Robert Rogers. Lire la suite

DRAGON INN

Festin de sabres

« Chevauchant depuis le sud il traversa la rivière Zhè,
Loin du palais de la capitale impériale vers les montagnes escarpées. »

Yú Qiān (1398 – 1457), Sur la loyauté de Général Yuè au temple du Roi Guerrier.

« Come, drink with me » clamait un film triomphalement célébré par le public chinois dans les années 60. Comme s’il répondait à cet appel, son réalisateur King Hu quitte les mythiques studios de la Shaw Brothers et enjambe le détroit de Formose pour s’asseoir à la table de la « Dragon Inn », accueilli à bras ouverts par Sha Yongfung, patron de la Union Film de Taïpei. C’est un nouveau chapitre de la prestigieuse carrière du maître incontesté du Wuxia pian qui s’ouvre alors, une page qu’il entend bien écrire de sa plus belle plume. Lire la suite

OPPENHEIMER

Tête nucléaire

« On rencontre parmi les scientifiques comme dans tous les ensembles d’hommes rapprochés par les circonstances, des êtres exceptionnels par leur rayonnement, par leur influence directe et en quelque sorte naturelle, des « Olympiens », pour employer un terme à la mode. Robert Oppenheimer était l’un de ces hommes que l’on ne peut oublier. »

Professeur Pierre-Victor Auger dans une lettre publiée dans le Monde du 21 février 1967.

« Savez-vous ce qu’est le projet Manhattan ? » demande l’Indienne Priya au Protagoniste de « Tenet ». Christopher Nolan développe la réponse et entre dans le détail en consacrant un film entier au personnage de « Oppenheimer », génie prométhéen des lettres et des sciences qui présida à l’élaboration de l’arme la plus meurtrière et destructrice que l’être humain ait jamais conçue. Pour la première fois, le cinéaste britannique quitte les marges de la fiction pour entrer de plain-pied dans la science, pour pénétrer la vie d’un personnage qui a marqué son temps. C’est aussi l’occasion de mettre le doigt sur l’instant où le monde a basculé. Lire la suite

JEANNE du BARRY

Sa reine

« – (…) Il était donc une fois une pauvre jeune fille qui, à cette époque, n’avait ni pages, ni voiture, ni nègre, ni perruche, ni sapajou.
– Ni roi, dit Louis XV.
– Oh ! Sire. »

Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Joseph Balsamo, 1853.

Elle disait qu’elle aimait la vie, on la lui ôta d’un coup de lame. Coupez ! comme on dit au ciné. De Jeanne Vaubernier (ou Bécu selon les sources) à la Comtesse du Barry, tout le cinéma lui est passé dessus, de long en large et à travers. Après Theda Bara, Pola Negri, Dolores del Rio, et bien sûr Martine Carol, voici que Maïwen, fascinée, s’identifie à « Jeanne du Barry », devant et derrière la caméra. Elle fait de sa distribution royale et exotique une attraction en costumes qui tire davantage sur le conte que sur la comtesse. Lire la suite

Les TROIS MOUSQUETAIRES : D’Artagnan

Cardinal, nous voilà !

« Il est permis de violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants. »

Alexandre Dumas

Voilà plus d’un siècle et demi qu’ils ferraillent de par le monde, qu’ils éclairent le siècle de Louis XIII et même les supermarchés de leur fameux slogan solidaire. On ne compte plus le nombre de mousquetaires qui ont chevauché sur les écrans de tous les pays, la liste des Milady qui ont fomenté dans l’ombre de bien fourbes complots. « Qu’est-ce que ça veut dire faire « Les Trois Mousquetaires » en 2022 ? » s’interroge le réalisateur Martin Bourboulon. La réponse tient en un diptyque ambitieux dont le premier volet, « Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan », vient pétarader dans le box-office pour sauver l’honneur de la couronne et du cinéma populaire français. Lire la suite

SENSO

L’amant diabolique

« Il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. »

Marcel Proust

1866, la terre tremble en Italie. Le peuple se réveille, se soulève contre l’occupant autrichien. Une nation trop longtemps morcelée, dominée, renaît peu à peu de ses cendres, prend les armes pour conduire son destin. Au cœur du tumulte, une aristocrate vénitienne, la Comtesse Livia Sarpieri, confie dans son journal les feux de la passion qui la brûlent, déchirée entre sa fibre nationaliste et une obsession sans issue pour un jeune officier ennemi. La symphonie du mélodrame sur fond historique chante jusqu’aux oreilles de Luchino Visconti, encore sous le charme des arias de la Callas qu’il avait admirée peu auparavant depuis sa loge de la Scala. Le cinéma devient alors pour lui le parfait médium pour exalter la grâce, la puissance et la gloire du spectacle total, celui de la vie (« la vie est un champ de bataille » disait-il), de ses drames intimes et de ses tragédies grandioses. Ce fut l’avènement de « Senso », première grande fresque en costume signée du Prince de Modrone dont les immenses tableaux en couleur se consument avec toujours autant de violence et de passion. Lire la suite

LUDWIG ou le crépuscule des dieux

Elle et Louis

« J’étais cette nuit un empereur
En rêve seulement, certes,
Et en plus, un empereur sage
Comme il y en a sans doute peu »

Elisabeth de Wittelsbach dite Sissi, Poèmes, 1887.

« Ah non, pas Sissi ! » Romy Schneider était sortie froissée d’une interview par un journaliste français qui l’avait un jour ramenée à ce rôle de jeunesse. En venant en France, elle pensait pourtant avoir laissée l’impératrice derrière elle, poignardée pour de bon. Puis, grâce à Delon, elle rencontra Luchino Visconti qui lui remit finalement le pied à l’étrier. C’est en cavalière vêtue de noir, comme portant le deuil de son immense célébrité, que réapparait Elisabeth d’Autriche, une valkyrie moderne, impressionnante et indépendante, qui mettra son cousin « Ludwig » face à son destin. Lire la suite