LAURA

Le fantôme de Madame Hunt

« Une grande œuvre se défend parfois toute seule. Mais quand la magie est là, elle transfigure une histoire banale. Pousser plus loin l’analyse serait aussi vain que de tenter d’expliquer l’air ou la lumière. »

Gene Tierney, Mademoiselle, vous devriez faire du cinéma, 1979.

Tentons tout de même. Le prénom seul suffit à évoquer le mythe. « Laura » d’Otto Preminger n’a pourtant, au premier abord rien d’original. Un meurtre, un flic, des suspects, un petit budget qui oblige les acteurs et actrices à rester cloitrés dans des intérieurs de studio. Dehors, c’est la guerre, sur le carton « The End », on en appelle même à la générosité du spectateur pour aider les boys qui souffrent sur le front. Pourtant, il y a bien une magie dans ce film qui hante imperceptiblement, jusqu’aux sombres remous d’une cataracte à « Twin Peaks ». Quelque chose dans le portrait peut-être… Lire la suite

No COUNTRY for OLD MEN

Le bout de la route

« Quels que soient les succès que nous ayons remportés dans cette catégorie, cela montre surtout à quel point nous sommes sélectifs : nous n’avons adapté que Homère et Cormac McCarthy. »

Joel Coen recevant l’Oscar de la meilleure adaptation, Kodak Theater, 24 février 2008.

Quand on évoque la ville de Providence aux Etats-Unis, on pense immanquablement à son écrivain tourmenté Howard Philip Lovecraft, auteur que l’on a longtemps imaginé reclus dans l’univers de ses fantasmes indicibles et ténébreux. On le sait moins, mais il y eut un autre grand romancier natif de la même cité du Rhode Island, connu lui-aussi pour sa discrétion et sa parole rare. Cormac McCarthy est né à Providence en 1933, mais c’est sur ses terres d’inspiration qu’il a rendu son dernier souffle le 13 juin dernier. Ecrivain des confins, c’est naturellement au bout de la piste qui mène à Santa Fe qu’il conclura son œuvre par deux derniers romans parus l’an passé, « le Passager » et « Stella Maris ». Du Nouveau-Mexique au Texas, la route finit « where the pavement turns to sand », comme chantait Neil Young dans son sublime « Thrasher », du côté d’El Paso où règne la « légitime violence » (Tommy Lee Jones le sait bien). Là-bas, la terre se fait aride, zone frontière si pénible à franchir mais parfaitement dessinée pour l’auteur de la « trilogie des confins ». « No Country for Old Men » écrivait Yeats dans un de ses poèmes, formule que McCarthy reprit à son compte pour titrer un de ses plus célèbres romans, qui doit également beaucoup à l’adaptation cinématographique magistrale qu’en proposèrent les frères Coen. Lire la suite

NIGHTMARE ALLEY

Esprit, es-tu là ?

« Telling lies (oh, I’m visionary, oh, I’m visionary)
I’m telling lies (feels like something’s gonna happen this year) »

David Bowie, Telling lies in « Earthling », 1997.

Dans une bouteille de cristal, ou peut-être lors d’un crise de délire, le dipsomane W. L. Gresham l’a vu. Il a vu le bonimenteur, le corrupteur, « le Charlatan ». Une ombre sombre est apparue au fond de la ruelle du cauchemar, elle a depuis recouvert l’Amérique, l’a emportée par les urnes. Edmund Goulding fut le premier à mettre en images cette prophétie. Mais peu de gens à l’époque ont voulu la croire. Guillermo del Toro fait la même en couleur, dans un style à la mesure de son prestige, celui du grand moissonneur d’Oscar qu’il fut avec « la Forme de l’eau ». « Nightmare Alley » est un vieux projet qu’il met enfin en scène, très imbibé de son modèle mais, à bien des égards, hanté par les démons d’aujourd’hui. Lire la suite

Les TUEURS

Assurance sur la mort

« En 1946, le malfrat ne représente plus la caricature de la réussite sociale à l’américaine, avec tout ce que cela peut comporter de secrète admiration pour le « rebelle prolétaire » ; il ne sert même plus à la revalorisation des « G-Men » et de l’ordre public suscitée par Hoover, ou à la reconstruction économique préconisée par Roosevelt. Appartenant à la couche moyenne, il n’a plus de justification en lui-même mais exprime directement la morbidité de cette couche. »

Hervé Dumont, Robert Siodmak, Le maître du film noir »,1981

« I did something wrong, once… » Tel sera l’ultime aveu de celui qui s’apprête à prendre huit balles dans la peau. Un destin perfide aura placé des chausse-trappes sur son chemin, l’invitant à faire le mauvais choix, à prendre la voie moins sûre, la plus périlleuse, celle qui conduit vers un piège sans échappatoire. Au carrefour de la mort, « les Tueurs » de Robert Siodmak donnent un diner aux réverbères qui vire au jeu de massacre dont la plupart des convives ne ressortiront pas indemnes. Lire la suite

Le PORT de la DROGUE

L’affaire est dans le sac

« Fuller était le plus franc des contrebandiers des fifties, aucune idéologie n’échappait aux mailles de son filet. L’hypocrisie des Etats-Unis constituait sa cible permanente et ses héros étaient souvent difficiles à distinguer des méchants. »

Martin Scorsese, A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995.

Si comme Jean-Paul Belmondo dans « Pierrot le fou » vous avez « toujours voulu savoir ce que c’était exactement qu’le cinéma », il suffit de demander à Samuel Fuller qui vous répondra en quelques mots improvisés : « l’amour, la haine, l’action, la violence et la mort. » On trouvera tout cela dans « le port de la drogue », ou bien « Pick up on South Street » selon que vous soyez plutôt schnouf ou microfilm. Pas une seule ligne de coke pourtant dans le scénario d’origine, mais une clique de cocos qui transpirent à grosses gouttes dans l’Amérique de McCarthy. Ce qui ne change pas en revanche, c’est qu’il y a de l’argent à se faire et dans ces moments-là, Richard Widmark n’est jamais loin. Lire la suite

Les FORBANS de la NUIT

Panique dans la rue

« Ce film a beaucoup compté pour moi en ce qui concerne le contexte et l’ambiance de « Mean Streets ». Il contient une bonne charge de violence émotive. Richard Widmark est en proie à ses obsessions, c’est un arnaqueur qui court toute la nuit, paniqué, désespéré – comme Charlie dans « Mean Streets ». Et il se retrouve ruiné, comme Charlie, sa perte inscrite sur le visage. »

Martin Scorsese, Martin Scorsese’s guilty pleasures in Film Comment, septembre/octobre 1978.

« Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. »

Jean Racine, Phèdre, Acte I, scène 3, 1677.

Dans la carrière de certains cinéastes américains, il y eut le temps de faire, et il y eut le temps de fuir. Pour Losey, Berry et d’autres parmi lesquels Jules Dassin, l’étau s’est resserré sous l’ère MacCarthy. Les portes se fermèrent, et les amis trahirent. A l’ouverture de la chasse, Dassin sent monter le rififi. A Londres, un film l’attend, « ce sera peut-être le dernier » dit l’oracle Zanuck. Il n’en sera rien, fort heureusement. Mais « les Forbans de la Nuit » est assurément son ultime film pour la Fox. Un film exilé, tragique et sombre, désespérément magnifique. Lire la suite

Du rififi chez les hommes

Bob le braqueur

« La seule chose que je laisserai, c’est la balafre de Joffrey de Peyrac dans Angélique, Marquise des Anges. Parfois peut-être une jeune fille viendra poser une rose sur ma tombe, en souvenir. »

Robert Hossein (1927-2020)

Et pourtant non, l’alchimiste balafré, le Rescator des films de Borderie, le « Casanova pour midinettes » (tel qu’il fut taxé par Marguerite Duras) ne sera pas le seul souvenir que laissera Robert Hossein dans la mémoire des cinéphiles. Inoubliable auprès de Bardot chez son copain Vadim, ou bien plus tard chez Lautner auprès d’un Belmondo très « Professionnel », il avait débuté sous l’œil d’un Américain en exil, un des plus grands du Film Noir, avant de signer lui-même, dans la foulée, ses premières réalisations. Comédien solide, metteur en scène d’ambition, fondu de western (« une corde, un colt » et Michèle Mercier lui suffisaient) et de peplum, il transformait les planches en spectacles hollywoodiens, en tribunal du peuple, en théâtre de résurrection, au risque d’être sévèrement jugé par la critique. Au lendemain de son anniversaire, le guerrier Hossein s’est pourtant mis au repos pour de bon. Lire la suite

La DOUBLE ENIGME

Sœur de sang

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« Je me suis mariée avant Olivia, j’ai remporté un Oscar avant elle et, si je meurs la première, elle sera sans aucun doute furieuse que je l’ai battue. »

Joan Fontaine

Après la disparition de Kirk Douglas, elle incarnait sans doute à elle seule la dernière preuve vivante de ce que fut l’âge d’or d’Hollywood. Maintenant qu’Olivia de Havilland n’est plus, cette dernière page illustre nous est arrachée définitivement, emportée par le vent. Souvent réduite à ses rôles de faire-valoir emblématiques, dans « Gone with the wind », « Robin des Bois » et autre flibusteries cavalières dans les bras d’Errol Flynn, elle s’était montrée aussi femme de caractère, n’hésitant pas à défier la Warner pour affirmer ses droits. Enfin libérée de ses chaînes contractuelles, elle devenait « la Double énigme » de Robert Siodmak, telle un reflet aux deux visages lui permettant de se dévoiler sous un autre jour et de régler ses comptes avec une sœur qui ne manquait pas une occasion de lui faire de l’ombre.

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PANIQUE dans la RUE

Le port de l’angoisse

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« – Naturellement, vous savez ce que c’est, Rieux ?
– J’attends le résultat des analyses.
– Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j’ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d’années. Seulement, on n’a pas osé leur donner un nom, sur le moment… Et puis, comme disait un confrère :  » C’est impossible, tout le monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est…
– Oui, Castel, dit-il, c’est à peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la peste. »

Albert Camus, La Peste, 1947.

Aujourd’hui comme hier, il peut être compliqué pour un acteur de varier les plaisirs. Afin de rompre avec les rôles de truand croisés au « Carrefour de la Mort », c’est auprès d’Elia Kazan que Richard Widmark est allé chercher secours. « C’est le meilleur directeur d’acteurs qui existe » confiait-il à Ciment et Tavernier dans les colonnes de Positif. Les deux hommes se connaissent bien pour avoir foulé ensemble les planches du théâtre, et c’est en faisant de lui un honorable père de famille, au bras de Barbara Bel Geddes, portant fièrement l’uniforme d’un officier responsable du service sanitaire du port de la Nouvelle Orléans, que Kazan entend profondément modifier son image. Fini le délire fiévreux du tueur à demi-psychopathe, voici Widmark rhabillé pour sauver l’humanité et, tel Brad Pitt en pleine « World War Z », il tente de mettre la main sur le patient zéro pour éviter la « Contagion », et la « Panique dans la Rue ». Lire la suite

GILDA

Et Dieu créa la Vamp…

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« Most men fell in love with Gilda… and wakened with me. »

Rita Hayworth

Rita Hayworth était une arme de séduction massive. En même temps qu’un congrès de physiciens se remuait les méninges à Los Alamos pour mettre au point la plus terrible des bombes jamais conçues sur cette Terre, Harry Cohn, le patron de la Columbia, opérait les ultimes retouches de mensurations et s’en remettait aux bons soins du réalisateur Charles Vidor afin de fabriquer de toutes pièces une « déesse de l’amour » parfaitement profilée pour exploser sur les écrans du pays. En février 1946, « Gilda » est prête à être lâchée en public. Comme prévu, elle fera des ravages. Lire la suite