UPON ENTRY

A la porte

« Frontières : En géographie politique, ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre. »

Ambrose Bierce, dictionnaire du diable, 1911.

Certains enferment leurs personnages dans un vaisseau spatial. D’autres préfèrent les enterrer vivant pendant la durée d’un film. Les barcelonnais Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez préfèrent, pour leur tout premier long métrage, s’intéresser aux bureaux sans fenêtre des services douaniers d’un aéroport, en pénétrant dans les limbes opaques et hostiles du département de l’immigration américaine. Cela donne une heure et quart d’une révoltante claustration pour un des films sensations du dernier Festival Reims Polar : « Upon Entry ».

Ils pensaient être arrivés, ils s’y voyaient déjà. Lorsqu’on fait la connaissance de Diego et Elena, jeune couple d’amoureux qui s’envolent pour Miami, la vie est belle pour eux, et ils pensent même peut-être que le meilleur est encore à venir. Leur taxi filant vers l’aéroport, ils ont leur passeport en poche, les dossiers sous le bras, des projets plein la tête et les étoiles de l’Union Flag dans les yeux. Escale à New York, formalité. Ils devraient même avoir le temps d’embrasser le frère de Diego qui vit là-bas. Mais à l’approche du poste de contrôle n°18, des tics de nervosité commencent à chatouiller le visage de Diego.

Les deux réalisateurs braquent leur caméra sur lui, ne perdent pas une miette de ce que leur offre leur acteur argentin Alberto Ammann (il faut dire qu’il est déjà connu des services pour avoir joué dans la série « Narcos » et avoir passé quelques temps en « Cellule 211 » pour Daniel Monzón). Un coup de collyre par-ci, une pose crispée par là et au moment de toucher du doigt le rêve de passer sans encombre, un léger problème de scanner. Immédiatement la tension monte, et le contexte synthétiquement craché par l’autoradio du taxi nous revient en tête. Trump a été élu, il veut immédiatement appliquer une politique migratoire très stricte, envisage même de faire payer le Mexique pour construire son mur à la frontière sud. Autant dire que l’espagnol devient une langue suspecte aux oreilles des agents zélés de la douane.

Très habilement, le scénario composé à quatre mains par Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez va exploiter son dispositif minimal pour mettre la pression, jouer sur le temps qui passe : d’abord le stress de rater la correspondance, puis celui de savoir combien de temps ils peuvent être retenus dans cette zone de non-droits. Une fois quittée une salle d’attente glauque, où se côtoient plusieurs nationalités au teint visiblement un peu trop foncé, commence l’interrogatoire, sans échappatoire, sans même un avocat commis d’office. Elena s’agace. Elena, c’est Bruna Cusí, actrice impressionnante de retenue même lorsque le ciel lui tombe sur la tête. Une fois passé la porte de la salle 1, dans les enfers inférieurs de l’aéroport, plus de portable, plus de contact, ils seront totalement coupés du monde.

C’est alors que l’irritation cède le pas à la peur. Mais que leur reproche-t-on exactement ? L’agent Vasquez qui les interroge, mettra un certain temps à nous laisser comprendre. Vasquez une femme qui fait son job certes, mais une femme de couleur, un agent parfaitement hispanophone confié à Laura Gómez (que les deux réalisateurs sont allés délivrer des geôles de « Orange is the New Black »), a priori quelqu’un susceptible de mettre en confiance, qui pourrait montrer un brin d’empathie envers les deux « immigrants » qui n’ont pas l’air d’être des Charlots. En tout cas, Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez aiment à nous le laisser penser. Les deux réalisateurs savent parfaitement à quel parti s’identifie le spectateur. Grâce à cela, ils vont déployer bien des astuces, maints stratagèmes sadiques pour nous faire souffrir autant que leurs personnages. C’est le moment qu’ils choisissent pour déballer les valises, et le reste avec.

« Nous voulions faire un film qui montre le pouvoir absolu qu’a celui qui interroge la décision d’une ou deux personnes de changer de pays, sans doute principalement pour des raisons liées à leur origine, leur orientation sexuelle ou la couleur de leur peau, expliquent les réalisateurs pour Cineuropa. Des vies peuvent être détruites. Nous ne voulions pas faire un film qui ne montre que la procédure d’immigration ; nous souhaitions aussi mettre en avant ses conséquences émotionnelles. » Ils parlent d’expérience, car tous deux sont originaires de Caracas et ont eu vent d’histoires similaires qui se sont produites même hors des Etats-Unis. L’Europe tant décriée par certains devient par comparaison un Eden de l’immigration, qui au moins respecte les droits humains. Car peu à peu la situation se tend avec l’arrivée d’un renfort.

Ben Temple, avec sa dégaine de flic de la rue, vient prêter main forte à sa collègue sous le badge de l’agent Barrett. Et lui ne travaille que dans la langue de Shakespeare (alors que l’acteur vit depuis des années en Espagne). Avec lui, les intimidations deviennent intimations, les questions plus que gênantes tournent à l’humiliation. La dissuasion est à la manœuvre. C’est ce qui apparaît en creux dans ce film qui tourne au procès politique, doublé d’une inquisition morale qui s’immisce dans l’intimité du couple pour mieux le déchirer de l’intérieur, le tout en gros plan, avec l’incessant bruit des travaux pour seul horizon sonore. Effrayant. On pense plus d’une fois à l’épuisant « The Offence » de Sydney Lumet, référence assumée des réalisateurs qui portent le cinéaste en admiration. Comme lui, ils vont jusqu’au bout de leur obsession, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’abject, jusque dans « cette zone grise où se termine l’interrogatoire légitime et où commence le manuel de torture de l’État » comme l’écrit très bien Jonathan Holland dans le ScreenDaily. Et pour couronner le tout, ils parviennent même à ne pas rater la sortie.

Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez repartiront de Reims Polar avec le Prix du Public, mais aussi celui du jury Police. Arguments supplémentaires pour ne manquer sous aucun prétexte la prochaine escale du film en France.

20 réflexions sur “UPON ENTRY

  1. Un beau texte qui reflète le sentiment que tout le public de Reims Polar a partagé dans cette salle d’interrogatoire et qui ne rate pas sa sortie, comme tu le dis. On espère vraiment qu’il trouvera le chemin vers le grand public, ne serait-ce que pour encourager ce genre d’initiative, en revenant à des structures minimalistes et pourtant toujours aussi efficaces.

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    • Oui, ce sont des auteurs qui prennent de vrais sujets de fond à bras le corps et qui proposent des mises en scène intéressantes. Le film ne montre rien d’horrible, mais psychologiquement c’est assez remuant car, évidemment, on se met à la place de ces voyageurs en apparence « ordinaires ».

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