ABYSS

Les formes de l’eau

« J’ai trouvé la Lune dans les profondeurs de la mer. »

Jacques-Yves Cousteau

Pour imaginer de la science-fiction, on peut lever la tête et regarder loin vers ciel en se disant que, là-bas, dans le secret de l’univers, quelqu’un nous observe peut-être aussi. Ou bien… on reste sur Terre et on découvre un endroit tout aussi préservé qui nous amènerait à faire des rencontres stupéfiantes. Au tout début du siècle précédent, alors que le cinéma avait encore tout à inventer, le magicien Georges Méliès est d’abord allé jeter un œil sur la Lune avant de redescendre dans les profondeurs de l’océan pour y dénicher « le Royaume des Fées ». Plus de quatre-vingts ans après lui, un lointain héritier canadien nommé James Cameron, également redescendu du ciel après y avoir chassé les « Aliens », s’est décidé à plonger vers le cœur de l’océan, là où la lumière du soleil ne pénètre jamais, pour une mise en « Abyss » suffocante et fascinante de l’humanité.

« Je suis un conteur d’histoires ; voilà en quoi consiste véritablement l’exploration. Aller là où les autres ne sont jamais allés, et revenir leur raconter une histoire qu’ils n’ont jamais entendue auparavant. »

James Cameron, cité dans l’exposition « L’Art de James Cameron », la Cinémathèque française, Paris.

La fin du monde. Bien des auteurs l’ont fantasmée sans pour autant parvenir réellement à la situer. James Cameron, lui, la place au bas d’une falaise, un vertigineux à-pic dont l’extrémité nous est inaccessible. Au bord du précipice, il place un échantillon d’humanité. Un petit groupe d’individus ordinaires, un collectif d’ouvriers des profondeurs qui vaquent à leurs occupations, chacun avec ses problèmes (un couple qui a chaviré pour l’un), chacun avec ses centres d’intérêt (la musique country pour Lisa « One Night » conductrice d’engins experte, un rat de laboratoire pour le petit génie « Hippy »). Leur univers exigu s’appelle Deepcore, immergé à près de trois cents mètres sous le niveau de la mer, « noyau profond » d’humanité, une bulle d’oxygène dans un monde minéral qui semble bien peu se soucier du sort de ces visiteurs de la surface. A la tête de cette petite communauté, il y a Bud Brigman, un professionnel des profondeurs, un technicien hors-pair qui n’est sans doute pas si éloigné de James Cameron. Celui-ci a confié le rôle à Ed Harris, le calme sous la tempête, le charisme naturel d’un honnête homme que l’on respecte. Son véritable prénom est Virgil, il sera naturellement notre guide aux portes de l’enfer. Tels les cercles concentriques décrits par Dante dans sa « Divine Comédie », une série de crises va venir circonscrire la petite communauté sous-marine, en décimant une partie, amenuisant l’espace vital de ceux qui restent. Tout cela à cause d’une bombe.

« Le divin spectacle d’une grande vague immobile vient directement de mes rêves. C’est là, la source d’inspiration du film. Toute ma vie j’ai fait un cauchemar où une énorme vague se dirigeait vers le rivage, cachant la lumière du soleil et transformant le jour en la nuit. Dans mon inconscient, cette vision inquiétante est devenue complètement liée à la peur de mourir, et notamment à celle de l’holocauste nucléaire. Ces rêves d’apocalypse nucléaire m’ont souvent tourmenté lorsque j’étais petit, dès que j’ai découvert, vers une dizaine d’années, la véritable horreur du monde dans lequel je vivais. »

James Cameron, cité par Laurent Malbrunot in « Avatar, l’univers de James Cameron », Alphée, 2010.

Une tempête se lève, elle ne va pas secouer que le secteur. Un sous-marin américain porteur d’une bonne centaine de têtes nucléaires a coulé par le fond, en lisière de faille tout près de la fosse des Caïmans. A l’époque où Cameron tourne « The Abyss », le mur n’est pas tombé et, quand bien même les relations se dégèlent entre les blocs est-ouest, le fatidique bouton rouge est toujours à portée de pression pour déclencher la guerre des mondes. Et certains n’attendent que cela dirait-on, à l’instar du lieutenant Coffey, chargé de conduire sa petite escouade pour une mission de sauvetage un peu particulière. Michael Biehn, fidèle parmi les fidèles de James Cameron, a pris du galon depuis « Aliens ». Il est aussi devenu bien moins sympathique, la main qui tremble et les sueurs froides. Vertige des hautes pressions ? Il faut dire qu’à la surface elle monte sacrément, l’armée ayant investi le secteur jusqu’alors dominé par la Benthic Petroleum. Le puits de pétrole est devenu un gisement à problèmes qui attire l’attention du monde entier. « J’ai toujours considéré Cameron comme un réalisateur marxiste » disait à la radio Christophe Gans à Jean-Baptiste Thoret. Il ne fait pas autre chose en effet lorsqu’il se place du côté de ces ouvriers des grands fonds qui défendent leurs prérogatives. D’inévitables conflits d’intérêt vont dégrader la situation C’est un peu comme si le réalisateur avait ici réuni les équipages des deux premiers « Alien(s) ». Du premier, il convoque un équipage qui affronte les problèmes en mettant les mains dans le cambouis, et du deuxième l’autoritarisme d’une bande de va-t-en guerre en roue libre qui pensent pouvoir contrôler la situation en usant de leur puissance de feu. Il les place dans les mêmes coursives humides, les contient dans des scaphandres similaires, les retient par un cordon ombilical et projette sur eux les mêmes lueurs mortifères. Tout comme dans « Alien », l’ennemi ne vient pas d’ailleurs, il est à l’intérieur, il est le huitième passager et il porte l’uniforme. A ce danger s’ajoute celui du milieu hostile dans lequel ce petit monde évolue. La masse liquide alentour est un Terminator qui ne demande qu’à infiltrer les lieux, à engloutir cet espace qui lui revient de droit.

« Si le verre casse, fit Steevens, qu’arrivera-t-il ?
– L’eau entrera comme un jet de fer. Avez-vous jamais reçu, bien droit, un jet à haute pression ? Ça frappe comme un boulet. Il serait simplement écrasé et aplati. L’eau entrerait dans sa gorge, dans ses poumons, pénétrerait dans ses oreilles…
– Quelle imagination détaillée ! s’écria Steevens, qui se représentait vivement les choses. »

H.G. Wells, in the Abyss, 1896.

Avant même de refaire couler le « Titanic », James Cameron s’est donc déjà immergé dans les affres du milieu sous-marin, quitte à se noyer pour de bon. La cuve inondée d’une centrale… nucléaire devient le cœur du réacteur de son projet, un plateau de tournage installé sous les millions de litres d’eau, une véritable épreuve de mise en scène nécessitant ensuite de longues minutes de décompression. On peut dire que le réalisateur a essuyé bien des déconvenues en voulant pousser la performance jusque dans les extrêmes pour la beauté du septième art. Bien aidé par son opérateur amphibie Al Giddings (un vétéran qui avait déjà œuvré dans « les Grand Fonds » pour Peter Yates), et enchanté par la partition d’Alan Silvestri, il produit des images stupéfiantes de réalisme, qu’il parviendra ensuite à inclure dans cette odyssée aux accents parfois kubrickiens et au suspense (sur)prenant. Car aux crises à grande échelle s’en ajoutent d’autres plus personnelles lorsque Bud voit débarquer dans la base sous-marine sa future ex : Lindsey. Le nom de Mary Elizabeth Mastrantonio a depuis été emporté par les courants de l’oubli et pourtant cette actrice qui n’hésite pas à se jeter à l’eau dans « Abyss » avait joué la sœur du « Scarface » chez De Palma, et tâté « la Couleur de l’Argent » chez Scorsese. Cette « Queen bitch » n’est pas accueillie chaleureusement par tout le monde à bord de la station, sorte de reine mère revenue en son royaume, fée du logis qui mène sa barque comme elle l’entend. Le lieutenant Coffey qui a « l’audace » de l’appeler par son nom de femme mariée se voit immédiatement rembarré, obligé de répondre : « comment dois-je vous appeler alors ? Monsieur ? » Réflexe machiste s’il en est qui la fait bien sourire, et qui montre aussi à quel point cette femme descendue de l’hélico en talons a dû lutter pour s’imposer dans un monde d’hommes, et peut en remontrer à beaucoup.  Elle incarne une de ces femmes puissantes qui sont si chères à l’œuvre de James Cameron (Ripley, Rose, Sarah, Neytiri, …), une ingénieure qui en a dans le ciboulot et de la passion à revendre jusqu’au fond des yeux.

« ORPHÉE : Par ces lieux d’épouvante,
Ce grand Chaos, ce vaste empire du silence,
Retissez, je vous prie, les destins abrégés
D’Eurydice. »

Ovide, Métamorphoses, Ier siècle apr. J.-C.

Dans une scène apparemment anodine du film, Bud est sauvé de la noyade par son alliance. Il parvient à glisser sa main in extremis dans l’entrebâillement d’une porte étanche et évite de se la faire écraser grâce à elle. Quelques minutes auparavant, il l’avait jetée au fond de la cuvette des toilettes dans un geste rageur avant de se raviser. En plongeant sa main pour récupérer l’anneau, il la voit recouverte d’un liquide bleu qui l’entachera jusqu’à la fin du film (James Cameron déjà sur « la voie de l’eau » ?) Ce genre de repentir salutaire se produira une nouvelle fois bien plus tard dans le film, lorsqu’on lui demande de couper un fil bleu alors qu’à la lueur de sa lampe frontale, toutes couleurs sont abolies. Il choisit un fil, puis finalement coupe l’autre, échappant une nouvelle fois à la mort, sauvant dans un même geste la planète toute entière. Bud, le double de Cameron à l’écran (le réalisateur est lui aussi en plein divorce avec Gale Ann Hurd sa productrice), est donc une sorte de revenant, sauvé par des dieux bienveillants qui habitent les profondeurs (dans « Avatar, la voie de l’eau » ce sont des poissons avec des ailes d’ange). Dans cette close encounter avec la mort, la fin n’est qu’un passage, une migration vers une altérité meilleure (tout comme dans « Avatar »). Lorsque Bud frappe la poitrine de sa femme pour faire repartir son cœur, c’est à la fois pour la ramener à la vie et pour la ramener à l’amour. « De ce cosmos subaquatique propice à la rencontre, émane un mélange composite de science-fiction et de mélodrame » confirme Alexandre Jourdain dans un numéro de la Septième Obsession. Aussi naïve peut-elle paraître, la lumière qui vient du fond éclaire l’avenir du genre humain. En tout cas, James Cameron veut y croire, et c’est sans doute dans ce but qu’il illumine par ce chef d’œuvre, ce tsunami d’émotions, l’écran de nos cinémas.

23 réflexions sur “ABYSS

    • Je suis assez d’accord, même si je ne boude pas mon plaisir devant les prouesses numériques de Cameron, sons sens de l’épique et de la fable.

      Comme je le note dans l’article sur « Abyss », tous ses films appartiennent à une forme cohérente des thèmes abordés. L’exposition actuellement visible à la Cinémathèque le montre très bien aussi. C’est une vision du monde qu’il projette à l’écran, l’œuvre d’un auteur et d’un artiste complet.

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  1. J’adore ce film sublime.

    Certaines scènes sont inoubliables. Celle de la noyade notamment, le mal des profondeurs qui rongent certains, l’apparition de la masse d’eau rampante qui prend le visage de Lindsay, etc. J’aime toujours le revoir.

    Terminator ne demande

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    • Film toujours aussi incroyable, même après toutes ses années. Je ne sais pas si ses « Avatars » vieilliront aussi bien. Il faut le souhaiter.

      Toujours est-il que ce film regorge en effet de moments inoubliables. La scène de la noyade reste pour moi, de loin, la plus traumatisante (quand Lindsey panique voyant l’eau monter et dit « je ne suis pas sûre que ce soit une si bonne idée »). Et tant de belles choses dans ces profondeurs…

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  2. Par rapport à Avatar, il faut aussi citer la qualité des acteurs, tu rends très justement hommage à Mary Elisabeth Mastrantonio et Ed Harris, comédiens à la très forte personnalité cinématographique, qui font beaucoup pour le charme du film (sans compter les seconds rôles, pleins de vie). Car il me semble que c’est justement l’affrontement de personnages réels, normaux, qui nous ressemblent, à toutes ces événements jhors du commun, qui constitue l’essence du film. J’ai adoré. Merci pour ton magnifique article.

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    • Merci beaucoup 😀

      J’ai voulu en effet souligner la dimension profondément humaine qui caractérise les films de James Cameron, et particulièrement celui-ci. Des femmes et des hommes soumis aux contraintes des éléments extérieurs (la tempête, la pression, la mer) et tiraillés par leurs passions internes (crise de couple, crise politique, menace d’une destruction totale).Cette comédie humaine se chargera d’une dimension plus incroyable encore lorsqu’il filmera le drame du « Titanic ».

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  3. Un film de cinéma fait pour le grand écran. A la fois divertissant, spectaculaire et avec une vision d’auteur (la course à l’armement, la fragilité et la beauté de la planète, les relations humaines au sein d’une équipe ou du couple). Le film d’un général d’armée (comme l’était Kubrick) car il faut un caractère d’acier pour faire aboutir un tel projet (tournage dans une énorme cuve remplie d’eau d’une ancienne centrale nucléaire, je crois). Avec des affrontements inévitables. Un making of diffusé sur TCM racontait que la comédienne Mary Elizabeth Mastrantonio a craqué durant le tournage face à la pression de Cameron. Tandis que Ed Harris en est venu aux mains avec le réalisateur, après avoir failli se noyer pour de vrai. Cameron est devenu le roi du monde avec ‘Titanic’, mais sans doute pas un ange. Le métier en lui même ne fait pas de cadeau. Il faut espérer que les tournages numériques des « Avatar » soient plus apaisés.

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    • Merci beaucoup Eveline,
      Cameron se sert de l’océan comme miroir de l’humanité, projection de ses hantises et de ses travers (on le voit à la fin). Mais heureusement, il reste accroché à la vie et à l’amour. Un film qui ouvre la voie, à bien des égards, au « Titanic ».

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  4. Mon Cameron préféré. De loin. Je ne regrette qu’une chose : ne l’avoir jamais vu sur grand écran. Un jour, peut-être. Je me souviens que j’avais été happé dès les premières secondes, avec le zoom sur le titre et les voix vaguement humaines de la musique…

    Mary Elizabeth Mastrantonio, oubliée ? Peut-être. Elle reste à mes yeux la plus mémorable des Lady Marianne.

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    • Jamais été fan de cette version Costnerienne de Robin Hood (et de sa chanson insupportable de Bryan Adams).

      Mon cœur balance avec « Aliens » (qui est le premier Cameron que j’ai vu au ciné, sans savoir qui en était l’auteur à l’époque) et « Terminator ». Dans la version longue, il y a une citation de Nietzsche en ouverture.

      La version 4K qui vient sortir en br est magistrale.

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