PERFECT DAYS

Mon oncle tokyoïte

« Comment vivre ? Pourquoi vivre ? Qu’est-ce qui l’emporte sur tout ? Pour ma part j’ai compris que ce qui importe et demeure, ce sont les actes d’amour. »

Wim Wenders in Le Monde, 8 octobre 2023.

Tokyo, Japon. Wim Wenders a refait le voyage. En grand admirateur de maître Ozu, il revient voir la ville et braque l’objectif vers le ciel. L’ange teuton qui naguère s’était posé au sommet de la colonne du Tiergarten pour observer l’humanité, regarde désormais le Skytree depuis le sol. Il s’est placé derrière l’épaule de Hirayama, l’homme qui nettoie les toilettes du quartier Shibuya. Il partage avec lui quelques « Perfect Days », afin de contempler ses contemporains, de s’emparer du temps qui reste pour profiter du temps présent.

Dès l’aube du film, on devine la surface sur laquelle sa poésie sera vaporisée. De prime abord, la question des WC peut sembler triviale, inspirer une forme de répugnance, une réaction de dégoût. Mais peut-être doit-on mesurer le niveau de civilisation d’un peuple à la sophistication de ses lieux d’aisance. A Tokyo, le confort y est moderne, la surface brille, l’ambiance est futuriste. L’hygiène fait loi pour ce peuple qui traverse toujours dans les clous. Alors, tout est fait pour assortir les commodités à l’architecture de la ville. A la sortie des squares arborés ou au bord des artères embouteillées, les toilettes publiques ont poussé comme des champignons au pied des grands buildings. Ce sont des bulles d’intimité, isolées du monde extérieur, dont les parois peuvent soudain s’obscurcir dès qu’on a tourné le loquet. Le salaryman titubant vient s’y soulager au petit matin, la collégienne en jupe ou le chauffeur pressé le suivent de près. C’est aussi un refuge pour tout enfant perdu.

Wenders se plaît à nous faire la visite, à rendre-compte de l’étendue des formes, à témoigner de la variété de ses usagers. Ils seront ses cabinets de curiosité. Ce qui s’y fait l’intéresse peu, évidemment, mais le postulat n’est pas sans fondement car il dit déjà beaucoup de ceux qui les fréquentent. Wenders préfère les traces, les objets cachés, les ombres portées, les effets de lumière sur les surfaces bétonnées. Dans ce « monde fait de nombreux mondes », les ombres ne s’additionnent pas, elles se confondent. Wenders les laisse pourtant vaquer à leur Tokyo story respective, une seule d’entre elles l’intéresse.

« Je déteste le service du matin, il y a toujours du vomi » lâche l’arpette venue seconder Hirayama dans sa tâche ingrate. Yosuke est aussi bavard que son aîné se tait. Le personnage principal est en effet une énigme à percer. Un homme sans passé ? – comme aurait dit l’ami Kaurismäki. Wenders prendra son temps pour lui tourner autour. Sa caméra, autrefois si alerte à capter les mouvements de « Pina », filme ici chaque geste, au millimètre, au poil de moustache près. Elle colle à la chorégraphie quotidienne d’un maniaque de la brosse, d’un expert du balai. Elle le suit dans ses habitudes, ses points d’étapes, ses petites manies. Elle le traque dans son monde clos, à bonne distance de l’autre. Elle y déniche même des trésors oubliés, des vieilles cassettes qui valent de l’or. Elle s’invite aussi dans ses rêves monochromes, Wenders laissant à son épouse Donata le soin de tirer l’image vers l’abstrait. Elle y traque la lumière de ses vies antérieures qui filtre à travers le feuillage (木漏れ日).

Chaque nuit est un pont jeté vers le lendemain, jusqu’à ce qu’hier ne revienne croiser son chemin. Hirayama est un cinquantenaire bien tassé, à la vie réglée comme du papier à musique, un passionné de littérature qui sillonne la ville à bord de sa petite camionnette bleue en écoutant Lou Reed, les Animals ou encore Patti Smith. « C’est un nom très ordinaire » constate la nouvelle copine de Yosuke qui s’est passionnée pour la voix de la chanteuse new-yorkaise. Un nom qui s’accorde bien avec l’invisibilité dans laquelle s’est réfugié Hirayama. Qu’est-ce qu’un « intellectuel », féru de musique pop, est venu faire au fond des cuvettes, dans l’angle mort du statut social, juste une marche au-dessus du clochard qui danse sa vie hors du monde ? Aurait-il quelque chose à cacher ? un passé à oublier ?

On a connu l’acteur Kōji Yakusho en inquiétant serial killer pour le « Third Murder » de Kore-eda, et croisé bien avant dans des thrillers métaphysiques et fantastiques de Kiyoshi Kurosawa. Son astiqueur de faïence semble être cette fois bien plus sympathique. Son mutisme reste énigmatique mais ses sourires et ses larmes paraissent sincères (ils auront même convaincu le jury cannois de lui décerner un prix d’interprétation). Wenders l’a pris au piège d’un écran en 4/3, le contraint dans des espaces exigus. Sa cellule domestique se réduit à une pièce, house of the rising sun. Dans la version de notre Johnny national, c’était une prison. Dans la traduction japonaise, c’est plutôt une maison de passe, monde des amours tarifés (« Pas d’amour sans argent ! c’est quoi ce monde de merde ? » s’exclame Yosuke).

Et pourtant, le vrai amour existe, il suffit de le dénicher, de le chérir comme une pousse qui croît à l’ombre des grands arbres. Il suffit d’être patient. Wenders renoue avec la poésie d’Ozu, replace la famille au centre de la photo. « Je suis un romantique allemand » confesse l’auteur de « Paris, Texas » (dont on retrouve ici quelques échos si loin, si proches). Il retrouve cette mélancolie et cette tendresse inspirée des années quatre-vingts alors qu’il approche lui-même désormais des quatre-vingts années. « Perfect Days », c’est comme si un nouveau jour se levait sur le parcours filmique de ce grand du cinéma allemand, apte à réparer les âmes et à réchauffer les cœurs.

« It’s a new dawn
It’s a new day
It’s a new life for me
And I’m feeling good »

Nina Simone, feelin’ good, 1965.

45 réflexions sur “PERFECT DAYS

  1. NE LISEZ PAS CE COMMENTAIRE. JE SPOILE GRAVEMENT.

    Revu, comme tu sais peut-être et j’ai fini en larmes. J’avais déjà lâché les vannes lors de l’étreinte avec la sœur et lorsqu’il dit à sa nièce : reviens quand tu veux.
    Et à ce moment, pleure t’il parce que la petite part (une merveilleuse ado qui lui ressemble tant) ou parce qu’il se souvient de sa vie d’avant ?
    Il faut que je revois ce film.
    C’est pour moi le plus grand, le plus beau, le plus merveilleux film de cette année. Tu avais peut-être compris…
    Hirayama n’est pas un cinquantenaire, c’est un « senior » (aaaah que jaime ce mot !!!! L’acteur a 68 ans) qui doit encore travailler, ce qui en dit long sur la société japonaise.
    J’aime tout de ce film. Les micro sourires d’Hirayama, ses petits saluts aux autres, aux arbres, au parc quand il arrive, son visage tourné vers le ciel quand il sort le matin, son sourire sur son vélo, ses regards vers le clochard, la musique qu’il écoute.
    As tu remarqué qu’il met la K7 en marche après avoir regardé la Skytree ? A chaque fois.
    Et j’aime par dessus tout cet acteur qui m’a foudroyée d’amour (j’ai commandé Third murder).
    C’est le visage le plus expressif que j’ai vu depuis longtemps.
    J’étais frustrée et presque désolée par la fin mais en le revoyant j’ai réalisé que la chanson disait : Im feeling good.
    C’est très rassurant.
    Larmes de bonheur.

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  2. Je veux aller faire pipi à Tokyo, faire du vélo le long du Sumida, traquer les komorebi, jouer au jeu des ombres au bord de l’eau avec un inconnu avec qui j’aurais partagé une cigarette dégueulasse, nettoyer mon tatami avec du papier journal humide, manger des sandwiches triangulaires avec mon vieil appareil numérique et me demander :
    est-ce que cet arbre est mon ami ?
    Je veux être Hirayama.

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  3. Bonjour Florent. Normalement je devrais le présenter en janvier et pourrais donc m’inspirer largement de ta chronique (😀). Les films de Wenders ne m’ont jamais indifféré et surtout pas mon préféré Alice dans les villes. Et tu m’apprends qu’on y entend les Animals qui ont déterminé mon entrée, mon baptême es rock music en en 1965 (Olympia, et mes seize ans). A + l’ami.

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    • Cette fois, c’est un peu « Hirayama dans la ville », et je suis sûr que cela va te plaire.
      Tu peux puiser dans l’article comme bon te semble, sans souci.
      Eric Burdon a très clairement marqué toute une génération. Mais la BO s’échappe, allant du Velvet à Patti Smith, des Stones aux Kinks, en passant par Nina Simone, Van Morrison et, bien sûr, l’incontournable « Perfect day » de Lou Reed. Mais surtout, il y a Tokyo à travers les yeux de Hirayama, à travers le regard de Wenders, et malgré l’amertume de la vie, le soleil brille encore.

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  4. J’ai vu il y a quelques semaines un autre film de Wim Wenders sorti cette année : le documentaire « Anselm » sur le peintre allemand contemporain Anselm Kiefer. Un beau film ! Sûrement très différent de ces « perfect days » Japonais! Merci de cette chronique ! Bonnes fêtes de fin d’année à toi Prince Écran Noir

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  5. Pingback: Perfect Days | Coquecigrues et ima-nu-ages

  6. Bonjour Florent. J’avais lu ta chronique en me disant qu’il fallait absolument que je voies ce film. C’est enfin chose faite ! Alors là….quelle claque ! Je suis restée longtemps dans une espèce d’espace-temps indéfinissable d’où je ne voulais pas sortir…Dès que l’eau se sera évacuée de ma région 😉 j’irai voir mon arbre préféré dans ma forêt préférée, et je lui racontai l’histoire.

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