Boléro

All that Jazz !

« C’est sûrement la plus belle musique de film qu’on ait faite, alors qu’il n’a pas été fait pour un film. Aujourd’hui, vous pouvez mettre la musique du Boléro sur n’importe quel film, ça marche. »

Claude Lelouch

En 2023, un collectif de neurologues s’est fendu d’un ouvrage ayant pour objectif d’aller farfouiller dans la cervelle de Ravel afin de comprendre la nature de l’affection qui lui gâcha les dernières années de son existence. Verdict : « une maladie neurodégénérative se manifestant par une aphasie, une apraxie et une agraphie », en bref « une variante logopénique d’aphasie primaire progressive. » Pourtant, rien dans ce jargon chirurgical ne nous permet de comprendre la mécanique singulière qui a engendré le « Boléro », encore moins ce qui maintint le maestro si loin de toutes les femmes qui lui tournaient autour. C’est justement dans l’épaisseur de ce papier à musique qu’Anne Fontaine entend se faufiler et restituer à la note près sa version de la vie intime du génie.

Tic-Tac, le réveil posé sur la table de chevet de l’artiste, tout prêt du briquet et des Gauloises qui lui ont sans doute trop vite grillé la cervelle, décompte inlassablement le temps qui passe, et surtout le temps qu’il lui reste. Le petit métronome de la mort est en route, Anne Fontaine aura donc un peu moins de deux heures pour faire le tour du sujet. Raphaël Personnaz n’était pas forcément une évidence pour elle mais il investit pleinement le costume, fasciné qu’il est jusqu’à la plus haute note par son prestigieux personnage. N’en déplaise au délicieux critique pète-sec Pierre Lalo (rôle qu’Anne Fontaine a confié malicieusement au pianiste Alexandre Tharaud), pas besoin de doublure pour le filmer au piano, pas plus pour lui tenir la baguette face à l’orchestre, encore moins pour approcher l’étourdissement permanent dont le musicien fit part, en proie aux perpétuels assauts des bruits du monde. Et pourtant, l’affaire est complexe, l’homme ne se livre pas facilement.

Anne Fontaine portait ce film depuis près de dix ans, elle réussit même à détourner sa coscénariste Claire Barré d’un projet consacré à la poésie d’Oscar Wilde. Faute de poèmes à illustrer, du film de Fontaine couleront des pavanes, sonates et concertos délicats qui habilleront ce film luxueusement teinté de folies bourgeoises. Christophe Beaucarne, chargé de la photo, tamise chaleureusement les lumières du bordel avant de passer aux salons enfumés des mondains parisiens, sans oublier de faire un crochet par les jardins des belles villas ou une halle industrielle noyée sous une symphonie de pistons et de bielles. La réalisatrice crée l’écrin adéquat pour la radiographie d’une œuvre qui a trop longtemps éclipsé son auteur. Elle révèle au grand jour la vie d’un compositeur un peu à côté des ses pompes, un génie trop modeste qui pensait avoir raté sa vie, et plus encore son œuvre. Lui qui sentait vibrer la musique partout autour de lui (dans le chant des oiseaux, dans le fracas des cloches de l’église voisine, dans le vent qui s’engouffre sous les tuiles, dans le souffle d’un saxo qui joue jazz en solo…) ne voyait aucune musique sortir de son Boléro.

Un comble pour ce titre qui fera de lui une vedette alors qu’il était déjà applaudi lors d’une tournée américaine (qu’Anne Fontaine reconstitue comme un conte façon « il était une fois en Amérique »). La musique servira de canal à un éveil à la sensualité, et pour lui donner plus de relief encore, la metteuse en scène multiplie les rôles féminins. Le premier revient à l’initiatrice du titre, la très fantasque danseuse Ida Rubinstein qui commande au « petit Basque » un ballet espagnol (divine Jeanne Balibar qui s’adonne avec joie à la chorégraphie lascive d’une femme désirable). Tout n’est ensuite qu’affaire de quête d’inspiration, de jeu de séduction, d’allers et de retours temporels avant, pendant et après la Grande Guerre, à la rencontre d’autres femmes de sa vie. La première est sa mère, principale consolatrice de ses échecs successifs au Prix de Rome.

Anne Alvaro s’efface un peu trop dans le rôle qui, pourtant, semble avoir été le verrou d’une vie affective compliquée. Se substitue alors le visage d’une soupirante, à savoir Misia Sert (confiée à Doria Tillier au mépris de toute ressemblance), une femme qui aurait à elle seule valu un film à part entière. Elle fait ici office de confidente, d’inspiratrice involontaire (« je ne crois pas aux muses » dit pourtant Ravel dans le film), d’admiratrice comme d’amoureuse frustrée de ne recevoir en réponse à ses avances que de belles formules et quelques partitions. Cette relation étrange trouve même un pendant masculin par la présence réconfortante d’un excellent Vincent Pérez dans le rôle de Cipa (demi-frère de Misia), barbe et cigare de l’entregent bourgeois toujours prompt à soutenir son ami musicien. Et puis il y a la complicité plus directe avec Marguerite Long, sa principale critique, dans une partition parfaitement ajustée à la très remarquable Emmanuelle Devos.

Enfin, il ne faudrait pas oublier la relation si particulière que Ravel noue avec sa gouvernante Madame Revelot, celle que la Rubinstein n’hésite pas à qualifier non sans un certain mépris de « maîtresse d’école sans âge » et qu’Anne Fontaine a eu la belle idée de confier à la trop rare Sophie Guillemin. Leurs voix s’entremêlent dans l’interprétation d’un air populaire d’époque, mais ce sont surtout ses yeux clairs qui s’accordent à merveille à ceux de Personnaz. Et lorsque tous deux s’échangent un dernier regard, le dernier avant le départ vers l’hôpital d’où il ne sortira jamais, on devine qu’un lien fort et intime s’était aussi créé du côté du Belvédère à Montfort-l’Amaury. Etait-il nécessaire alors de finir sur un clip en forme de trip post-mortem nous offrant les cabrioles du danseur étoile François Alu ? Quand enfin s’interrompt la scansion de l’entêtante caisse claire, on aura cheminé agréablement avec Maurice Ravel mais on n’en saura pas beaucoup plus sur ce qu’il avait derrière la tête. Un secret bien gardé dans les larmes qui perlent dans les yeux de Misia Sert ou dans les reflets du grand homme sur ses souliers vernis.

Cet article a fleuri à la faveur du « Printemps des Artistes » initié par le blog La Bouche à Oreilles.

21 réflexions sur “Boléro

  1. Contente quoiqu’un peu surprise que tu aies apprécié cette belle évocation du grand Maurice et la belle incarnation de Raphaël Personaz.

    Merci aussi (même si je ne touche pas de royalties) de noter la formidable présence de Vincent Perez qui a raté son duel mais est un bel interprète ainsi que celle de Sophie Guillemin. Je suis ravie d’apprendre que Emmanuelle Devos joue avec appoint.

    Pas mécontente pour ma part que s’efface rapidement Anne alvaro (de toute façon inutile d’épiloguer, TOUT est la faute des mères, c’est un fait acquis). Et oui, tu peux ajouter Annette à la procession des actrices urticantes (Olivia, Àgnès, Sandra…) à laquelle il faudra peut-être un jour ajouter Doria Tillier si elle continue d’être autant à côté de la plaque avec son sourire crispant et hors sujet.

    Par contre, Jeanne Balibar est un enchantement d’actrice. Dommage que Laissez-moi ne m’attire pas du tout.

    Voilà, j’ai aimé ce film et ensuite me suis régalée à écouter des splendeurs du Maestro… comme Le concerto en sol, celui pour la main gauche, La pavane etc.

    Malgré son agraphie, Maurice aurait sans doute écrit jusqu’à LA dernière octave, car l’octave est une fille malgré son prénom masculin.

    d’un saxo qui joue jazz

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    • Je n’ai pas trouvé cela si scolaire justement. J’ai trouvé au contraire, j’ai aimé la mise en scène très organique d’Anne Fontaine. Sans compter les amours empêchées de Ravel particulièrement touchantes et surtout très actuelles.

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  2. Bonjour Prince Ecran Noir. Superbe chronique qui donne envie de voir ce film. Il me semble que tu l’as plutôt apprécié, dans l’ensemble. Et Anne Fontaine est une bonne réalisatrice. J’avoue aussi que je serais curieuse de voir Alexandre Tharaud dans un rôle d’acteur. As-tu lu « Ravel » de Jean Echenoz ? C’est un excellent livre.
    En tout cas, merci pour cette participation au « Printemps des artistes », que je vais inscrire tout de suite pour le bilan de juin. Très bonne journée !

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  3. Le saxo qui joue est ravissant. L’appoint l’était tout autant. Par contre l’octave était un peu douloureux à mes oreilles 😉

    Ce n’est pas bien grave qu’un acteur ne ressemble pas forcément au personnage surtout lorsqu’il sagit de Misia pas très connue. Pour ma part je l’ai découverte récemment chez Bonnard (interprétée avec hystérie par Anouk Grimberg, rien à voir donc avec l’interprétation de Doria). Doria ne joue vraiment pas bien et sourire à s’en démantibuler les machoires, c’est étrange.

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  4. Comme toi et d’autres, j’ai vraiment apprécié ce film sensible et la belle prestation de Raphaël Personnaz. J’ai aimé aussi la manière dont la musique s’insérait dans le récit. Cela ne vaut pas « Amadeus », mais c’est réussi.

    Je relève également – et toujours comme toi – l’importance que prennent les femmes dans cette vision de l’inspiration du musicien. Je ne peux que m’en satisfaire, même si tout n’est pas exact sur le plan historique.

    … et j’en reparle bientôt !

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    • Ah, voilà une petite musique critique qui me plait bien !

      On peut dire qu’Anne Fontaine a su parfaitement entourer (envelopper ?) son sujet d’une présence féminine. Et c’est, me semble-t-il comme pour toi, une superbe réussite. Et qu’importe sir le film prend son temps, qu’il procrastine comme le fit en Ravel pour le Boléro, le film est parfaitement conduit, alternant mouvements rapides et lents.

      Je suis curieux de lire ton avis en détail.

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