The GUILTY

Les flics ne dorment pas la nuit

« Que c’est étrange ! Les dieux ont enseigné aux hommes à guérir la piqûre des serpents, et, ce qui est pire que la vipère et que le feu, une femme méchante, on n’y connaît point d’antidote. »

Euripide

Quand on évoque les bienfaits de la littérature est sa supériorité sur d’autres modes d’expression, on cite souvent son incroyable puissance évocatrice, sa capacité à transformer quelques mots mûrement réfléchis en formidables images mentales. Le cinéma, en revanche, est par essence un art du montré, la projection d’un imaginaire préfabriqué qu’il nous faut accepter pour ce qu’il est. Pourtant, Godard qui aimait toujours contredire l’évidence, prétendait que « le cinéma n’est ni un art, ni une technique, c’est un mystère. » Une définition qui pourrait convenir à « The Guilty », premier long métrage de Gustav Möller (un Suédois qui fait son cinéma au Danemark) qui, par son dispositif radical et son économie de moyens, réduit le pouvoir de l’image pour laisser la porte ouverte à d’autres lueurs.

L’art du huis-clos n’est pas franchement nouveau au cinéma. Celui-ci sait s’accommoder de ses contingences et ses contours métaphoriques. Mais il est des huis-clos qui poussent très loin la performance au point de restreindre la mise à scène dans une pièce unique, à se limiter à un acteur. Asger Holm, affecté au standard des urgences de la police de Copenhague, n’est pas tout à fait seul. Il officie dans un local où d’autres agents en uniforme comme lui répondent aux sollicitations des concitoyens en détresse, travaillant à faire le tri entre incidents mineurs, canulars et situations de crise à prendre très au sérieux. Un ton de voix, des indices descriptifs sur l’environnement alentour, un bruit de fond et quelques questions visant à mieux cerner le problème permettent cette évaluation et déclenchent (ou non) une procédure d’intervention.

Dans le casque d’Asger, à travers ses échanges, c’est une série de petits films très courts qui prennent vie brièvement mais dont on le prive de conclusion. En enfermant son policier entre quatre murs, dans l’incapacité d’intervenir, Möller joue sur la frustration, ce sentiment du devoir inaccompli. Surtout qu’à petites touches, le réalisateur laisse entendre qu’Asger n’a pas toujours été vissé sur cette chaise, assigné à un écran et assailli par la sonnerie du téléphone. Son uniforme différent de celui de ses collègues dans le flou de l’arrière-plan indique qu’il vient du terrain, exfiltré du réel avant d’être mis à l’isolement dans cette « cellule » de crise. Le titre nous a avertis, il y a un coupable dans la salle. Le 112 Est de Copenhague, sera son mitard, son purgatoire. Il sera bientôt fixé sur son sort, mais d’ici là, le scénario lui a pavé un douloureux chemin de rédemption, un frisson dans la nuit accompagnant une quête de vérité ondoyante qui, tel le serpent tapis dans les ténèbres, peut mordre à tout moment ou se dérober définitivement.

La caméra n’a d’yeux que pour Asger, pour son poste de travail très spartiate (un écran, un clavier, un casque, un téléphone fixe, on lui refuse même le droit de répondre à des appels sur son propre cellulaire). L’univers sonore qui parvient à ses (nos) oreilles est au contraire formidablement riche. Le monde de la violence s’invite dans ce centre d’appel hors du temps, entre bagarres dans un night-club, chute de vélo, junkie au bout du rouleau et arroseur de prostitués arrosé. Mais le coup de fil qui va faire basculer la monotonie des plaintes ordinaires vers la dramaturgie haletante sera celui d’Iben Østergård. Le bruit d’un véhicule en mouvement, une voix d’homme en arrière-plan, et au bout du fil une femme à la voix tremblante qui fait semblant de rassurer sa fille tout en répondant aux questions fermées d’Asger.

L’argument rappelle un film américain, « The Call » avec Halle Berry, sauf que Möller se refuse à ajouter le contre-champ, à sortir de la bulle de confinement pour mieux nous associer, l’intégralité du film durant, à l’inconfort de l’agent évaluateur chargé de prendre des décisions engageantes, de prévenir les services d’intervention, d’activer à distance l’ensemble des secours. Son ami Bo, Rashid son ex-coéquipier, l’opératrice de la zone nord, les patrouilleurs de l’autoroute, et bien sûr Iben, mais aussi sa fille Mathilde restée seule à la maison et même Michael le ravisseur, tous seront ses (nos) yeux, ses (nos) mains, ses (nos) oreilles. Asger (tout comme le spectateur) ne pourra se fier qu’à eux pour forger une réalité, pour se représenter la situation. Möller s’est d’abord inspiré d’un appel au 911 américain découvert sur Youtube avant de se passionner pour un podcast sur le meurtre d’un étudiant dans le Maryland en 1999.

Ainsi il invente un film qui se prive de l’image et laisse tout pouvoir à la voix, un postulat qui côtoie les zones extrêmes de la mise en scène déjà explorées par l’espagnol Rodrigo Cortés dans « Buried » (recyclées de manière futuriste bien plus tard par Aja dans « Oxygène »), et plus évidemment encore le très confidentiel « Pontypool » de Bruce McDonald qui racontait une invasion de morts-vivants depuis le studio d’une radio locale. Dans une démarche similaire, Möller confirme au site Cineuropa avoir été fasciné par le fait « que chaque personne, en écoutant le même clip, puisse voir des images différentes (…) » et donc puisse se laisser abuser par elles.

Pour autant, « The Guilty » n’est pas qu’un film sur l’imaginaire trompeur, il avance à tâtons dans l’introspection d’un personnage qui se dévoile au fil des péripéties, qui se livre jusqu’à l’ultime confession. L’empathie, mais aussi l’isolement, l’impuissance sont les thèmes portés par ce film, un fardeau qui repose intégralement sur les épaules de l’acteur Jakob Cedergren, l’interprète d’Asger, sous surveillance constante, épié dans ses moindres gestes, expressions, réactions au drame qui se joue à l’autre bout du fil. Une performance qui n’a pas manqué de faire sensation au festival de Sundance où le film a été présenté en avant-première en 2018, suscitant l’admiration de l’acteur Jake Gyllenhaal qui s’est empressé d’en acquérir les droits pour en assumer le remake diffusé par Netflix. Il faut sans doute voir dans cette réplique à l’américaine la reconnaissance du talent prometteur de Gustav Möller qui, avec « Sons » son film suivant, va quitter la nuit et s’enfermer hélas dans les apparences.

15 réflexions sur “The GUILTY

    • Merci à toi,
      C’est très juste ce que tu expliques sur ces partis-pris formels (qui peuvent être liés aussi à des limites budgétaires). Il y a heureusement dans « the Guilty » une réflexion passionnante, presque méta-cinématographique.
      Je vais tout de suite aller lire ton article.
      Je pense que c’est un film qui gagne à être revu en effet. Par contre, comme tu l’as peut-être compris, il n’en va pas de même du nouveau film de Moller.

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  1. Rarement un film aura poussé aussi loin les limites de notre imagination qui finalement se trompe en beauté.

    Le réalisateur nous a bien planté avec son incohérent et invraisemblable Sons. Je me demande encore ce qui a bien pu faire s’enflammer le public rémois. L’abus de bulles sans doute.

    La phrase d’Euripide… je ne l’aime pas. Faut pas confondre méchante et folle. Et contre l’homme méchant on fait quoi ?

    affecté du standard

    de rassurer à sa fille

    sur les épaules l’acteur

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    • Oh la la, festival de bourdes. Merci Pascale.

      J’ai choisi la phrase d’Euripide pour les serpents.

      Moller nous aura en effet bien déçus avec « Sons », même si je sens déjà monter de bons échos à la faveur de sa sortie en salle en juillet.

      Les deux ont en commun ce travail puissant sur le son : toutes ces histoires sous le casque de l’opérateur pour « The Guilty », l’atmosphère carcérale dans « Sons ». Les deux films parlent ainsi d’enfermement dans les représentations, avec davantage de pertinence pour celui-ci que pour le suivant.

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  2. Ambiance festival quoi. 🙂

    Étant donné les échos entendus dans la file d’attente, il devrait plaire. Incompréhensible.

    Côté son, il n’invente rien. Tous les films carcéraux ont ces sons : les portes qui claquent, les clés dans les serrures, le brouhaha permanent. Ce film est à mettre à la poubelle.

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