ENTRE les MURS

Luttes de classe

« Avec une immense tristesse, le Festival de Cannes vient d’apprendre le décès du réalisateur et scénariste français Laurent Cantet dont l’œuvre cohérente et humaniste dessine un cinéma sensible, à fleur de peau et à fleur de société. »

Communiqué officiel du Festival de Cannes, le 25 avril 2024.

« Le sage n’est pas celui qui sait beaucoup de choses, mais celui qui voit leur juste mesure. »

Platon

Il y a des Palmes d’or que l’on retient, d’autres qu’on oublie. Celle qu’offrit Sean Penn à « Entre les murs » de Laurent Cantet est assurément du premier jet. D’abord parce qu’elle mit fin à plus de vingt ans d’absence du cinéma français au tableau des récompenses suprêmes, ensuite parce qu’il semble que cet état des lieux au contour subtilement documentaire ne semble rien n’avoir perdu de son acuité et de sa vigueur.

Ils s’appellent Burak, Arthur, Esméralda, Chérif, Weï, Lucie ou Carl. Ils ont treize ou quatorze ans, bouillonnent d’énergie, la langue bien pendue et la tête en quête de devenir. Ils ont conservé leur prénom, ils sont eux. La plupart n’a pas persévéré, a tourné la page cinéma. Quelques rares s’y sont incrustés comme Louise Grinberg, nièce d’Anouk et déléguée de classe dans le film, et puis bien sûr Rabah Naït Ouffela, un des récalcitrants du fond de la classe qui deviendra (entre autres) « Arthur Rambo » quinze plus tard. Ils sont ici convoqués en 4e3, patchwork cosmopolite et éruptif de la jeunesse de France qui peuple les salles de classe de l’école publique. L’année scolaire peut commencer, Cantet a deux heures pour la résumer.

Sous ses faux airs de documentaire n’employant que des acteurs non-professionnels, « Entre les murs » n’est pas le réel. Contrairement à ce qu’on a pu dire ou penser, le film de Cantet n’est pas l’étude d’un système, encore moins un traité de pédagogie ratée dans un collège difficile. Il s’apparente davantage à un portrait en vase clos, pareil à celui que François Marin (« eh m’sieur, vous êtes un marin ? »), professeur de lettres confié à François Bégaudeau demande à ses élèves qui s’y prêtent plus ou moins de bonne grâce. C’est une photo de classe, mais aussi le journal d’un enseignant égaré dans l’erreur.

C’est d’abord le récit intime d’une prise de conscience qui chemine lentement, taillant sa route dans la jungle des apostrophes, progressant laborieusement à travers des débats stériles sur les registres de langue ou la prétendue homosexualité du professeur. « J’avais envie de filmer ces joutes oratoires si fréquentes dans une classe, raconte Cantet. Peu importent la force et la pertinence des positions, ce qui compte avant tout est d’avoir le dernier mot. » Comme enfermé dans un système de pensée, jamais François ne fera classe à l’écran. Il ne fait que lutter pour affirmer son point de vue, tentant d’imposer l’autorité du sachant sans toutefois prendre la mesure de sa faillite personnelle, et ce jusqu’à la faute, l’abus de langage et de position dominante.

La salle des profs est une soupape nécessaire entre deux plongées dans le chaudron des échanges imparfaits et des remontrances à l’impératif. On y croise des coreligionnaires fatigués, d’autres résignés, peu semblent encore avoir la foi sauf en une volonté illusoire de justice sociale. Mais le discours est défiant, il professe à sens unique, en surplomb, s’appuie sur une méconnaissance de son public, se fonde sur des aprioris qui empêchent la communication de s’établir. C’est ce qui se passe avec la mère de Souleymane, élève perturbateur s’il en est, lorsqu’elle écoute sans broncher et sans comprendre les remarques du professeur. Une dignité à toute épreuve, remarquablement saisie par le metteur en scène qui place toujours sa caméra à bonne distance, sans en rajouter.

Il apparaît en effet que Cantet se pose en cinéaste de la « fracture », d’une cohérence rare dans le cinéma français : fracture salariat / patronat dans « ressources humaines », fracture sociale entre salariés et chômeurs dans « l’emploi du temps », fracture pays riche / pays pauvre dans « Vers le sud ». Ici elle se traduit dans la relation enseignant / apprenant tout en prenant une certaine distance ironique sur le regard binaire que les premiers (le tri entre les « gentils » et les « pas gentils » à la pré-rentrée) portent sur les seconds (le « j’aime/j’aime pas » d’un élève). Cantet se fait plutôt témoin d’une fracture à la fois sociale (le prof n’étant visiblement pas du même milieu que ces élèves aux origines diverses), et aussi langagière et culturelle. Il en ressort un sentiment d’incommunicabilité chronique impropre à la vie en société, une sorte de brouillage du savoir qui, au lieu de montrer le chemin, perd les élèves dans une forêt de concepts abscons et dépourvus de sens à leurs yeux.

Comme dans chacun de ses films, Cantet montre un homme, seul face au doute, broyé par un système dont il essaie de faire « bouger les lignes » (pour reprendre les mots de Bégaudeau, l’auteur / acteur du film). Cette mauvaise communication, visible autant entre professeur et élèves qu’entre les élèves eux-mêmes qui se prennent souvent à partie, voire entre les membres du personnel incapables de se mettre d’accord au Conseil d’Administration sur la ligne disciplinaire à adopter ou sur le prix des consommations à la machine à café est de ce point de vue symptomatique. La confusion qui s’ensuit prend des allures de comédie quasi absurde (un des rares films « comiques » consacrés à Cannes, ce qui, en soit, en fait une palme pas si académique) qui tourne à la tragédie quand il est question des conséquences de l’intransigeance du système.

Comme l’entreprise mettait des employés sur le carreau dans « ressources humaines », ici certains élèves se voient exclus ou restent sur le quai d’un train qui part sans eux (comme cette élève qui dit qu’elle n’a rien appris). Laurent Cantet observe ce microcosme qui n’est autre qu’un décalque de la société « hors les murs », une réflexion sur la « chose publique » d’où la référence à Platon dans le film par la bouche même d’Esméralda (quel beau prénom face à un professeur de français). De quoi ébranler les convictions d’un individu, un pion de l’institution, qui tente maladroitement d’ouvrir une nouvelle voie à lui seul. De quoi en perdre son latin et son grec, même pour un prof de lettres.

8 réflexions sur “ENTRE les MURS

  1. Et c’est pas tout. Quand tu as ENFIN réussi à poster ton commentaire, tu reçois ceci avant de pouvoir cliquer :

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  2. Bon ben apparemment, mon loooong commentaire où j’exprimais ma rage et mon couroucoucou contre WordPress qui te demande : connexion, mot de passe et tutti quanti… en plus de mon avis sur le film, a disparu.

    Je renonce.

    Cantet c’était bien.

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  3. Bonjour Prince Écran Noir. J’ai lu avec plaisir et intérêt le roman de Bégaudeau d’où est tiré ce film. Mais je n’ai pas vu le film (justement parce que j’avais lu le livre et je pensais que ça ferait doublon). Mais après lecture de cette chouette chronique j’aurais peut-être envie de voir ! Merci et bon week-end

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  4. Bonjour Marie-Anne,

    En ce qui me concerne, je n’ai toujours pas lu le livre de Bégaudeau. C’est un tort certainement car il me permettrait sans doute d’éclairer encore davantage les choix opérés par Cantet dans ce film.

    En revoyant le film, je craignais qu’il m’apparaisse daté et désormais hors de propos tant il mettait en lumière un contexte et une époque. Je me suis aperçu au contraire que son propos dépassait de très loin la simple chronique sociale et scolaire. Je te le recommande chaudement.

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  5.  » Cantet, cinéaste de la fracture » : c’est exactement cela, excellente analyse à laquelle je souscris.

    Maintenant, je vais ramener ma fraise et dire que ce film est celui de Cantet que j’aime le moins (je n’ai vu que celui-là, Ressources humaines, L’emploi du temps et Vers le sud, j’ai adoré les trois autres, cela ne veux pas dire grand chose) pour une raison que ton post éclaire : un certain mélange des genres entre la fiction et le documentaire.

    Dans mon souvenir (je n’ai pas revu le film depuis sa sortie), je pensais que c’était vraiment un documentaire ou que c’en était très proche (tu sembles dire le contraire), à la vérité, je ne sais plus très bien et je dois admettre que je ne suis pas non plus grand fan de Bégaudeau, l’homme et aussi le personnage.

    Je me souviens que le film avait soulevé la question de ce que j’appelle « la brebis égarée » i.e. dans quelle messure est-il judicieux (voire juste) de se séparer d’un fauteur de trouble en classe pour pouvoir tirer cette même classe un peu plus vers le haut et bénéficier au mieux de l’enseignement du professeur. Question bien entendu sans réponse, sans solution idéale c’est sûr mais qui était posé avec élégance dans le film (et à laquelle à mon avis Bégaudeau ne répond pas de manière appropriée.

    Tout ça pour dire que c’est une bon film quand même, sans aucun doute mais …. Ressources humaines ….

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    • Merci beaucoup !

      L’aspect très spontané de la mise en scène laisse planer l’illusion d’une forme documentaire mais le film s’en éloigne très largement dans le propos. Il ne prétend pas non plus apporter des solutions mais plutôt montrer à quel point un professeur qui se pense bien intentionné fait finalement le mauvais choix, le conduisant irrémédiablement à la crise, et à la faute (il finit par se mettre la classe à dos). Je ne suis pas grand fana de Bégaudeau non plus, mais je lui reconnais une certaine justesse d’analyse sur ce plan (je n’ai pas lu son roman que Cantet adapte), bien aidé par le réalisateur.

      J’aime aussi beaucoup les films précédents de Cantet (un peu moins « Vers le Sud » peut-être mais il faudrait que je le revoie). J’avais également bien aimé « Arthur Rambo ».

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