PATERSON

Poète, poètes

« Pour devenir poète, il suffit de savoir regarder, s’imbiber de son environnement, se laisser bercer. Le goût de la répétition, le sens des variations feront le reste. »

Joachim Lepastier, Pour qui la Poésie ? in « Les Films de Jim Jarmusch », Zoom Arrière n°5, 2021.

Quoi de plus normal quand on s’appelle Adam Driver que de se retrouver au volant ? Grâce à Jim Jarmusch, l’acteur délaisse son noir costume du côté obscur et enfile celui plus amène de chauffeur du bus 23 dans la ville de « Paterson ». Loin des embardées du Commendatore de Michael Mann, l’acteur pas encore monté au sommet de la « Megalopolis » de Coppola revient à davantage d’humilité (bientôt réduit au « Silence » chez Martin Scorsese), adoptant le profil bas de ce brave type qui partage le même nom que la ville qui l’héberge. Principale coquetterie poétique d’un film qui en regorge, cette éponymie aspire à devenir un motif récurrent susceptible de se décliner sous bien des formes au gré de nos pérégrinations sur la ligne. Le voyage qui s’annonce restera cependant circonscrit à un périmètre restreint, celui des rites quotidiens du chauffeur suscité.

Sur son parcours jalonné de rencontres plus ou moins singulières, récits ordinaires et anecdotes insolites vont (à l’instar d’un « Dead Man » habité par l’esprit de William Blake) peupler l’imaginaire de Paterson, largement inspiré par les grandes plumes du passé. Jarmusch se souvient de Kenneth Koch et David Shapiro qui furent ses professeurs, mais à travers Paterson, sa faveur va nettement à William Carlos Williams, natif de la ville du même nom. « Son long poème « Paterson » n’est pas un de mes préférés, parce qu’il est assez abstrait et compliqué » explique-t-il aux Cahiers du Cinéma, « mais parce qu’il parle métaphoriquement de la ville comme d’un homme, cela m’a donné l’idée d’un type qui s’appelle Paterson et qui vient de Paterson. »

C’est sur les coups de six heures du matin, tandis que le soleil se lève sur le New Jersey, que notre poète-chauffeur émerge des bras de Morphée pour se retrouver dans ceux de sa très charmante dulcinée. Golshifteh Farahani (actrice au sourire contagieux dont le poétique prénom en fait une « éprise de la fleur ») sera sa Laura domestique, jamais avare de compliments, reine des cupcakes et décoratrice en chef qui ne sait qui du Noir ou du Blanc sera sa couleur préférée. Elle rêve d’éléphants argentés et de guitare Harlequin, réinvente jour après jour le foyer de son amoureux au gré de sa perpétuelle fantaisie. De l’aveu même de Jarmusch, « Paterson » est « un film sur les détails et les variations », et si chaque jour de la semaine succède au précédent, quelques touches particulières le distinguent de celui de la veille ou du lendemain.

Comme à l’arrière des taxis de « Night on Earth », le cinéaste noctambule aime nous balader dans la ville (« difficile de se perdre si on ne sait pas où on va » aime-t-il à dire). Il nous laisse l’apercevoir par la vitre du bus (sa rue principale, ses bâtiments de briques vestiges d’un prospère passé ouvrier) déclinant son parcours au fil des passagers qu’il transporte et des histoires qu’ils partagent entre deux arrêts : ici deux petits Blacks évoquent le boxeur Hurricane Carter, là une étudiante réveille le souvenir de l’anarchiste Gaetano Bresci de passage à Paterson avant de rentrer au pays pour assassiner le roi. Les histoires passent puis disparaissent comme d’autres enflamment des allumettes (« we have plenty of matches in our house » écrit Paterson dans son carnet de poésie). Peu à peu se dresse la carte d’identité d’une ville toujours habitée par ses célébrités locales (on aperçoit la statue du nigaud Costello qui a laissé son nom à un parc).

Tout comme le vampire Adam épinglait ses idoles sur le Wall of Fame d’« Only lovers left alive », Doc, le tenancier du « bar des ombres » dans lequel se rend Paterson chaque soir, affiche fièrement le sien derrière le comptoir. Costello, Williams, Ginsberg et même Iggy Pop (comme pour annoncer la sortie prochaine du doc « Gimme danger ») complètent la foule des anonymes qui apportent leur humble contribution poétique et artistique. Sous l’œil de Jarmusch et du bouledogue Marvin (car il faut toujours un intrus pour briser l’harmonie monotone), même les petits drames de la vie quotidienne prennent l’aspect de mini-happening, qu’il s’agisse d’une étrange panne électrique qui immobilise le bus ou d’un amoureux éconduit qui tente le tout pour le tout en brandissant une arme en plastique.

La métrique jarmuschienne aime les itérations, et chacun de se voir attribué en écho son double complémentaire : si Paterson et sa ville ne font plus qu’un sur le panneau d’affichage de son véhicule, Laura et sa guitare noir & blanc semblent « faits l’un pour l’autre ». Sa joie de vivre communicative compense les malheurs de Donny l’employé du dépôt. Doc s’est trouvé en lui-même un adversaire à sa taille aux échecs (« je vais encore me prendre une branlée » se dit-il), et nombreux sont les jumeaux qui croisent notre chemin depuis que la belle Iranienne les a évoqués dans son rêve (Jarmusch appelle ça du « synchronisme aléatoire »). Semblable à une composition abstraite du grand musicien Philip Glass, à la rythmique répétitive jamais lassante et même souvent drôle, cette élégie des choses simples se déverse en cascade de mots qui s’impriment à l’écran, qui s’énoncent au fil de la pensée de l’auteur en perpétuelle contemplation.

Mais bientôt l’inspiration fugace se laisse déborder par le courant de cette quatrième dimension qu’on appelle le temps, victime d’aléas qui la rendent éphémère et périssable. « Parfois une page vide présente plus de possibilités » dit le sage nippon assis sur un banc. La Paterson de Jim Jarmusch n’est finalement pas celle qui figure sur les cartes actuelles du New Jersey. C’est une ville imaginaire, un tableau accroché au mur du souvenir, qui existait sans doute dans sa tête avant qu’elle ne prenne vie sur un écran de cinéma. Il ne tient qu’à nous d’inventer désormais nos propres Paterson, à nous de prolonger la visite par le biais de nos propres transports en commun.

« Paterson lies in the valley under the Passaic Falls
its spent waters forming the outline of his back. He
lies on his right side, head near the thunder
of the waters filling his dreams ! Eternally asleep,
his dreams walk about the city where he persists
incognito. Butterflies settle on his stone ear. »

William Carlos Williams, Paterson, Book I, 1946

Cet article s’est éveillé sur l’oreiller molletonné du Printemps des Artistes issu du blog de La Bouche à Oreilles

23 réflexions sur “PATERSON

  1. Hello Florent. Je considère Paterson comme l’un des meilleurs Jarmusch. J’ai été très sensible à sa poésie du quotidien et au côté lunaire parcouru de références qui me parlent bien joliment. Parfois, au cinéma, un périmètre restreint vaut largement les grands espaces…

    A bientôt

    PS. Lundi mon dernier ciné-débat (de la saison?) Marin des montagnes de Karim Aïnouz.

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    • Je dirais même que le périmètre restreint ouvre vers les grands espaces. Notamment cette cascade chantée par William Carlos Williams dans son poème, que filme Jarmusch comme un vestige des premiers temps. Ce film nous montre à quel point tout ce qui nous entoure peut être inspirant et apaisant. Contrairement aux vampires dandys de « Only lovers left alive » qui voyaient comme une sorte d’aristocratie du bon goût, le chauffeur de bus de Paterson s’affiche tout en modestie et en fatalité : « des mots écrits sur de l’eau » dit-il après l’instant « tragique » du film. C’est si beau.

      Je note le ciné-débat lundi. Le film m’intéresse bien. Je ne te promets rien mais j’essaierai de m’incruster à cette dernière. A bientôt Claude.

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  2. Bonjour Prince Écran Noir et merci pour cette belle chronique pour le Printemps des Artistes ! J’ai vu Paterson il y a quelques années et j’ai adoré. Je me souviens de scènes avec des jumeaux et du poème de William Carlos Williams sur la prune « douce et froide » et aussi d’une petite fille qui lit un de ses textes. Il faudrait que je le revois. Merci ! Bonne journée à toi

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    • Bonjour Marie-Anne,

      C’est ton article sur les textes de William Carlos Williams à propos des tableaux de Brueghel qui m’a inspiré un retour à « Paterson ». Et je t’en remercie car ce fut, comme la fois précédente, un grand bonheur.

      Jarmusch, qui se revendique des grands noms de l’école new-yorkaise, trouve dans les images un chemin vers la poésie, dans un environnement urbain qui n’a pourtant rien de très bucolique. Il injecte suffisamment de fantaisie, de micro-drames quotidiens, de rencontres et de partages pour que la vie semble plus douce. L’échange avec la petite fille assise sur une poubelle est magnifique, lorsqu’elle lit à Paterson son poème sur la « Pluie » et évoque ses cheveux qui tombent en cascade sur ses épaules. On y rencontre aussi le rappeur Method Man (échappé du Wu Tang Clan) qui travaille son flow dans un lavomatic devenu laboratoire de poésie. Et beaucoup d’autres merveilleux moments.

      Ce sera ma dernière contribution au Printemps des Artistes pour cette année. Merci à toi de m’y avoir invité.

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  3. Je l’ai revu il n’y a pas si longtemps. Je me souviens que ça avait été un coup de cœur quand j’avais été le voir dans une salle obscure. Là encore, devant mon petit écran, la magie poétique a opéré. Le genre de film que je peux voir dix fois sans que ma passion ne s’évapore, contrairement au whisky dans ma bouteille.

    Cela reste l’un de mes meilleurs souvenirs de Jim Jarmusch (avec Ghost Dog). Grand grand grand bonheur. Quelle poésie !

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  4. Au cas où tu aurais envie de lire mon avis sur ce film soporifique, ça se pose là : http://www.surlarouteducinema.com/archive/2016/12/22/paterson-5890060.html

    Le couple Paterson et Laura m’a semblé terriblement ennuyeux et sans intérêt et ce ne sont pas les gribouillis bas de gamme de Paterson qui vont me faire apprécier et même comprendre ce truc abscons et ésotérique qu’est la poésie.

    Ce couple est l’antithèse exacte d’Adam et Eve (tu vois de qui je parle).
    Dire que je suis restée totalement extérieure à la monotonie de leur vie pépère est un doux euphémisme. Je crois que je n’étais pas prête à suivre le quotidien de gens aussi assommants.
    Mais je ne voudrais pas casser l’ambiance poétique qui règne ici. Je me retire, par là ======>

    des bras Morphée

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    • Mais non, reste un peu.

      J’espère qu’il y a un peu de poésie dans ces détractions que j’imagine déjà perfidement affûtées 😉

      J’ai bien compris que tu étais davantage séduite par les dandys de la nuit que par le chauffeur de bus diurne et sa dame couleur damier.

      Je veux bien croire que si on ne se laisse pas embarquer sur la ligne, difficile d’apprécier. Moi, j’aime les deux ambiances.

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      • Je pense que le fait que je n’aime pas les transports en commun (de type déplacements en groupe par véhicules, pas les autres transports…) a dû beaucoup jouer en la défaveur du film.
        Et non, mes détractions manquent totalement de poésie. Je ne sais pas faire. Ou alors, comme Monsieur Jourdain j’en fais sans le savoir car je n’ai toujours pas compris de quoi il s’agissait.

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  5. Je l’ai tant aimé que je l’ai acheté et ton bel article me donne envie de le rererevoir illico. A mon premier visionnage, j’avais toujours peur que quelque chose vienne briser l’harmonie de cette poésie. Un accident de bus, le vol du chien, une rupture quelconque. Je crois que Jarmusch (que j’appellerais bien le grand Jim s’il n’y avait pas déjà Harrison), a suscité ce suspens. Ensuite, le revoir est toujours un plaisir de détente et d’esthétique (humaine et matérielle). Merci!

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    • Merci à toi. 🙏
      Jarmusch entretient effectivement un faux suspense et crée des micro-drame qui pourtant jamais ne remettent en question le cours fluide (il en est beaucoup question dans le film avec la cascade) de la vie du couple Paterson. On dirait qu’il prend plaisir à déjouer nos attentes pour mieux faire émerger une poétique de la quiétude. C’est vraiment une belle idée.
      Je suis heureux de t’avoir redonné l’envie de revoir ce très beau film.

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