SILENCE

Les infiltrés

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« Qui veut venir avec moi, doit peiner avec moi, afin que, me suivant dans le labeur, il me suive ainsi dans la gloire. »

Ignace de Loyola, exercices spirituels, 1548.

S comme silence. Akira Kurosawa avait un jour écrit à Martin Scorsese qui lui avait envoyé son film « le temps de l’innocence » pour obtenir son avis : « Je dois vous avertir, vous réprimander, pour votre utilisation de la musique. Comme dans tous les films d’Hollywood, vous en faites un usage excessif. » Puisque le Fuji-Yama du cinéma nippon réclame le silence, alors Martin Scorsese fera « Silence ».

Plus un bruit, pas même une note de musique. La rumeur ambiante de la nature s’interrompt pour que puisse s’ouvrir devant nous les impénétrables voies du Seigneur. Mais pas une seule parole divine ne semble sourdre de ce long chemin de pénitence qui accompagne deux prêtres jésuites portugais « infiltrés » au pays du Soleil Levant, à la recherche du père Ferreira qui aurait, paraît-il, renié à sa foi. Il faut dire qu’il ne fait pas bon adorer le Christ en ce début de XVIIème siècle, depuis qu’un daimyo a décidé de jeter à la mer tout ce qui porte une bure noire et une croix autour du cou. Les inquisiteurs à la solde des potentats locaux se plaisent à crucifier tout ce qui prie ou à allumer des feux de joie avec tous les irréductibles qui se sont pris de passion pour les bondieuseries des missionnaires. Dans le complet et raffiné martyrologe chrétien, Scorsese s’est servi sans réserve. A ceux qui ne veulent franchir le pas du fumi-e (consistant à fouler du pied une image sainte), il promet la mort sur le grill (tels Saint Laurent), la noyade (tels le pape Clément), la décapitation (tels Jean-Baptiste), la crucifixion (tels le Christ lui-même) ou même d’être ébouillanté (comme le fut Cécile) dans le chaudron infernal des sources volcaniques. S comme souffrance.

Cet étalage n’a jamais effrayé le cinéaste qui, à l’instar des accès sanglants de « Casino » ou du douloureux chemin de croix dans « la dernière tentation du Christ », ne filme jamais ces scènes avec complaisance, mais au contraire avec une admiration qui, à ses yeux, s’éclaire d’un jour énigmatique. Quelle force les pousse ainsi à ne pas renoncer ? Cet abandon du corps et de l’âme à un idéal supérieur, il aurait pu le vivre lui-même au temps où il entra au petit séminaire. « Personnellement, je suis en lutte permanente avec moi-même pour savoir si j’ai la foi ou non. » déclarait, il y a quelques années encore, Scorsese à Richard Schickel. Cette quête d’absolue vérité, faute de la poursuivre dans le célibat (trop contraignant pour cet homme qui aimait les femmes) et la dévotion à Dieu, il la mènera à travers le cinéma, autre source abondante d’images pieuses. On sait quelle forte impression fit sur le jeune Marty la découverte de films comme « la Tunique » de Koster, ou bien « les dix commandements » de De Mille, ou encore ceux de King Vidor (dont il a adopté le credo qui consiste à alterner « un film pour eux, un film pour moi », « Silence » succédant à un film de commande, « le loup de Wall Street »). Le septième art devient alors sa religion, et il dédiera toute son existence à cet amour des œuvres imprimées sur pellicule, à leur conservation et leur restauration, obsédé par ces icônes animées comme peut l’être le père Rodriguès (incarné par un Andrew Garfield, christique mais excessivement larmoyant) par cette Véronique peinte par le Greco.

Dissimulés dans une grotte sur la plage, donnant la messe de nuit, à la lueur des bougies, lui et son compagnon de prêche Garupe remontent à l’ère de la prime chrétienté. Comme leurs lointains prédécesseurs, ils contemplent impuissants leurs ouailles qui souffrent mille morts sur les gibets dressés par les autorités pour ébranler leur foi profonde. Comme eux, ils cherchent un signe descendu du ciel (un aigle qui passe), une voix venue d’en-haut qui pourrait les rassurer, leur montrer le chemin vers ce « paraiso » qu’ils ont tous à la bouche et qui les préserve de la tentation d’apostasie. Comme eux, ils seront marqués au fer rouge par ces tableaux de souffrance que Scorsese saisit en plans fixes, si magnifiquement composées qu’ils évoquent autant les chefs d’œuvre de la peinture religieuse que les grands maîtres du Septième Art. On pense ici beaucoup à Dreyer (le plan d’ouverture évoque « Vampyr », tandis que plus loin on songe aussi à la déploration de Renée Falconetti dans « la Passion de Jeanne d’Arc »), et bien sûr à Kurosawa à travers ce Kichijiro, judas peureux et rampant qui réclame néanmoins son droit à l’absolution. C’est d’ailleurs en tournant dans les « Rêves » du sensei que Scorsese prit connaissance du roman de Shūsaku Endō, et lui vint l’envie de le porter à l’écran (complétant désormais un triptyque spirituel qui passe par « la dernière Tentation du Christ » et « Kundun »). Qu’il soit enfermé dans sa cage de bois ou bien dissimulé à bonne distance des suppliciés, le père Rodriguès ne peut que se lamenter d’être un témoin passif de ces malheureux qui se vident de leur sang au compte-goutte, privé lui-même du martyre rédempteur. S comme spectateur.

Il doit se contenter d’« observer le silence » comme les pauvres pêcheurs du village de Tomogi devant ce Golgotha marin cyniquement reconstitué selon les ordres de l’inquisiteur Inoue (un vieillard chafouin succulemment campé par Issei Ogata que l’on vit naguère incarner même l’empereur Shōwa dans « le Soleil » de Sokourov). A la barbarie sans équivoque proposée en première partie succède le contrepoint théologique, moment de controverse qui laisse place au doute, une dispute où s’affrontent en tête à tête l’évangéliste béat (qui pense encore que « à l’Éternel appartient le règne : Il domine sur les nations » comme dit le psaume 22.29) et le converti apparemment passé du côté obscur. Pour atteindre ce firmament d’entre soi, il aura fallu enjamber tant de corps, voir tomber tant de têtes, entendre tant de plaintes que cela en aura sans doute découragé quelques-uns. Après vingt-sept ans de patience, le réalisateur n’entend pas sacrifier une heure de son cheminement confessionnel aux desideratas des diffuseurs, quand bien même on se plaindra de l’épreuve de langueur que nous inflige ce « Silence », de son austérité, de sa structure répétitive et ostentatoire. Lui-même reconnaît depuis toujours être un vil pécheur sur un plateau de tournage, à tel point qu’il s’en confessait déjà dans les colonnes des Inrocks par ces mots : « je ne peux m’empêcher d’en faire des tonnes, de faire des mouvements d’appareil et des plans super-compliqués, de montrer comment je sais bouger ma caméra. C’est plus fort que moi, qu’est-ce que je peux y faire ? »

Fustiger cette intime foi en l’image, cette pieuse passion pour les récits fleuves obligerait alors ses contempteurs à condamner son œuvre entière au bûcher des vanités. Ou bien à l’accepter en tant que tel. S comme Scorsese.

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8 réflexions sur “SILENCE

  1. Pour ma part, je me situe entre les deux, avec un penchant tout de même respectueux envers la manière Scorsesienne, et une certaine vision iconique du cinéma qui traverse le film. Je ne garantis pas que tu y trouveras l’illumination recherchée, mais à mon sens, le voyage vaut le détour.

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  2. S comme si tu savais comme tu m’as fait rire. Si tu ne t’es pas documenté sur les martyres de la chrétienté c’est que tu as été jésuite dans une vie antérieure !!!
    J’ai bien ressenti la langueur répétitive de l’apostasie. Et j’ai bien cru à un moment qu’à force de piétiner l’image du Christ avec hésitation ils allaient danser la macarena ! Un pied en avant un pied en arrière.
    Mais bon c’est Martin et donc je n’ai pas pu m’empêcher de me prosterner. Et je sens quel calvaire ce fut pour lui de renoncer à être cul béni à temps plein. Respect.

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    • Mais, chère amie, je me flagelle tous les soirs afin de me laver de tous mes péchés et stimuler la circulation sanguine 🙂
      Macarena ou Madison, ce qui est sûr c’est que ça sent le fado pour les prêtres portos 😉
      Comme tu le dis bien, ça aurait pu être hyper-lourdingue (oui c’est à toi que je parle Mel Gibson) et finalement, Martin parvient à ficeler ça avec ses tripes d’ex-séminariste, et j’avoue que sur moi, les deux heures quarante sont passées (saint) chrême.

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