Ne vous retournez pas

Voir Venise, et mourir

« C’est avec le cœur lourd que je vous annonce le décès de mon père, Donald Sutherland. Je pense personnellement qu’il a été l’un des acteurs les plus importants de l’histoire du cinéma. Il n’a jamais été intimidé par un rôle, qu’il soit bon, mauvais ou laid. Il aimait ce qu’il faisait et faisait ce qu’il aimait, et on ne peut rien demander de plus. Une vie bien vécue. »

Kiefer Sutherland sur X, le 20 juin 2024.

Au départ, ils étaient douze. Il fut sans doute le dernier à s’en aller. Donald Sutherland n’était qu’un des héros sacrifiés de la bande de salopards enrôlés par Robert Aldrich, et pourtant il avait su attirer l’œil l’acteur canadien, par son allure d’échalas dégingandé, ses yeux si bleus qu’ils transperçaient son visage blême et ses sourires un peu cintrés. Suivra une carrière de près de deux cents films chez les plus grands : de Pakula à Fellini, de Bertolucci à Eastwood, de Altman jusqu’aux « Hunger Games ». Pour les plus jeunes, il sera donc éternellement ce vieux président Snow à barbe blanche, dictateur d’un monde où l’on sacrifie la jeunesse. « Vieillir, c’est comme avoir un nouveau métier mais qu’on n’aurait pas choisi. » disait-il au magazine Esquire. Donald Sutherland aura mené une carrière unique, riche et longue, dans tous les registres. Une carrière qui pourrait se concentrer en un cri : celui, strident, que pousse son personnage à la fin de « Invasion of the Body Snatchers » de Philip Kaufman, ou celui plus rauque, plus terrifiant encore, que Nicolas Roeg lui arrache de la gorge au sortir des eaux froides de la mort, comme pour lui dire : « Ne te retourne pas », car tu as eu « une vie bien vécue. »

« Les contes de fée sont, de toute évidence, le contraire de la mièvrerie » écrit Gérard Lenne dans son livre sur le « Cinéma Fantastique ». D’autant plus lorsqu’ils sont filmés par Nicolas Roeg et prennent des allures de cauchemars insaisissables. « Ne vous retournez pas », aussi connu sous son titre original « Don’t look now », est précisément de ces films qui vous laissent, après les avoir vus, l’impression d’être statufié dans le récit, pénétré totalement de l’histoire. C’est sans doute parce que les thèmes du regard, du ressenti et de la perception sont au cœur du récit, qu’ils font appel à des notions de l’ordre de la superstition sans que vraiment il ne nous soit autorisé à croire ce qu’il nous donne à voir.

L’oublié Nic Roeg, cinéaste anglais des plus brillants, coloriste génial du « masque de la mort rouge » de Corman, qui révélera Bowie comme « l’homme qui venait d’ailleurs », peut être en effet défini comme un « nihiliste romantique » selon la formule de Lee Hill. « Sensoriellement, ses films sont des bijoux » ajoute Jean-Baptiste Thoret. Tourné dans la Cité des Doges, son film marche forcément sur les pas de Visconti, entre « Senso » et « Mort à Venise », l’ombre de la mort marche juste derrière lui. Il entraîne dans son sillage un couple d’acteurs en vue à l’époque, à savoir Donald Sutherland et Julie Christie, « don’t look now » renouant avec le charme envoûtant des adaptations de Daphné du Maurier dont une des plus célèbres, le « Rebecca » hitchcockien, marquera durablement les mémoires.

Le cadre esthétique de l’architecture vénitienne ne peut que convenir à ce plasticien de goût qu’est Roeg, très proche, ne serait-ce que par son goût du sibyllin et de l’étrange, du futur David Lynch, voire d’une obsession à la De Palma. Pino Donaggio, qui composa pour ce dernier, faisait ici quasiment ses premières armes dans le long métrage, et de la plus belle manière qui soit. Mémorable sérénade mélancolique et crépusculaire, la musique qui vient troubler les plans magnifiquement saisis par la caméra de Roeg vient rehausser le film de couleurs intemporelles et noyer de chagrin et d’angoisse le spectateur aux aguets.

Car ce que nous réserve cette intrigue médiumnique mettant en scène une petite fille trépassée qui cherche à prévenir son père de l’imminence de sa mort, au cœur d’une cité lacustre hivernale et fantomatique (quasiment vidée de ses habitants), vient solliciter notre inconscient irrationnel. C’est vrai que Roeg emprunte largement au registre du Giallo (les meurtres commis dans la ville, le symbolisme lié à la couleur rouge vif), au fantastique (les visions), au mysticisme (la présence troublante de l’évêque) et à l’onirisme pur (les surimpressions glaçantes de la femme aveugle). Pour autant, il ne se contente pas d’en rassembler les motifs dans un pur produit de contrefaçon, mais préfère les détourner par un habile jeu de miroirs, un montage des plus audacieux, difractant la chronologie pour mieux nous désorienter. Venise elle-même, plongée dans les limbes fuligineuses de Roeg, semble une cité presque irréelle, un labyrinthe des songes et des lamentations.

Orfèvre de la lumière comme du montage parallèle, il en fait un usage exemplaire dans la scène d’introduction : La petite fille joue au bord de l’étang dans la lumière rasante d’un dimanche après-midi d’automne en Angleterre. Pendant ce temps, les parents se détendent dans le salon de leur maison cossue, l’une parcourant une encyclopédie tandis que l’autre fait défiler devant lui des diapositives d’églises en vue d’une restauration. C’est alors que les gestes et les images vont se répondre un à un dans un dialogue séquentiel proprement prodigieux et conduisant irrémédiablement au drame pressenti : le verre se renverse, le ballon de la petite fille tombe à l’eau, puis une goutte d’eau vient tacher la diapositive formant une auréole couleur sang sur l’écran de projection et le manteau rouge de la fillette disparaît dans le fond de l’étang. On a beau savoir ce qui va se passer, l’impression produite par le montage, sans même nous avoir présenté les lieux ou les personnages, suffit à nous saisir aux tripes, à susciter une émotion vive.

Cette scène, coupée au cordeau et remarquablement mise en scène, prépare les frayeurs à suivre, que Roeg va distiller tout au long du film comme autant de vrais indices et autres fausses pistes, de détails livrés à l’investigation de notre regard et des répliques soumises à notre intellect circonspect. Que faut-il penser de ces deux vieilles dames dont l’une semble voir la morte ? Que faut-il voir dans ce plan panoramique à ce carrefour de canaux d’où s’envolent les pigeons amassés sur le quai ? Qu’y a-t-il de si étrange au fond de cette impasse pour que John Baxter se sente si mal à l’aise ? Tout comme les personnages, nous sommes invités à nous interroger à chaque instant, comme si chaque séquence remettait en cause la précédente. Jusqu’à une révélation certes attendue, mais dont l’effroi qu’elle est censée provoquer peut aisément virer au ridicule pour le peu qu’on n’y soit pas préparé avant.

On peut, comme John Landis, trouver cette révélation comique, prêtant, comme le laisse entendre l’arrière-plan scénaristique de « Bons baisers de Bruges », au pastiche. Mais il est difficile honnêtement de résister à une telle mise en scène aux propriétés vertigineuses et hypnotiques. La caméra explore l’intimité d’un couple qui s’aime malgré le drame qui les a frappés. Roeg la veut sensuelle, voire même charnelle, dans ce qui restera comme l’une des plus belles scènes d’amour du septième art (un des exercices filmiques les plus périlleux) dont la presse n’aura retenu, hélas, que le fugitif cunnilingus fait à Julie. Cette seule audace cinématographique ne vaudra pas toute sa réputation au film qui aura ses fervents admirateurs car il faut bien l’admettre, Nicolas Roeg signe, avec son deuxième film trop méconnu, un authentique monument de l’étrange, à l’image des merveilles qu’il filme dans le labyrinthe vénitien. Un chef d’œuvre insubmersible.

22 réflexions sur “Ne vous retournez pas

  1. Ça commence à devenir un vrai cimetière héroïque par ici… non mais Sutherland qui part, c’est l’apocalypse qui s’annonce :/ Fait suer ! voici venir l’été : auras-tu le temps de revisionner toute son excellente filmo ?

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  2. Corman et quelques autres, maintenant Donald. Ca n’en finit pas.

    Tu défends très bien ce film. A revoir sans doute. Mais j’ai un peu de mal avec Roeg. J’ai revu cette semaine ‘l’Homme qui venait d’ailleurs’. Surtout pour Bowie. Le film parle d’un alien perdu et coincé sur Terre. On peut aussi voir le film comme le portrait d’une rock star anglaise en pleine dépendance à la cocke et en tournée aux USA. Le film a beaucoup vieilli je trouve, notamment par ses effets de montage et choix esthétiques.

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  3. Du grand Donald je retiendrai surtout le grand escogriffe de M.A.S.H (sorti quand je terminais mon service militaire), John Klute (il me semble que ce film n’est pas souvent rediffusé) et le Casanova inattendu de Fellini, notamment ramant sur une mer de toile et dont le côté mécanique lui allait bien. A bientôt Florent mais la pléthore de nécros m’inquiète quelque peu.

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    • Beaucoup trop de mauvaises raisons de voir ou revoir ces classiques. Il faut célébrer ces acteurs et actrices tant qu’ils sont encore parmi nous.

      Je mets « M.A.S.H. » sur ma liste à revoir (un parfait film de fin de service militaire), et ce « Casanova » dont on me dit grand bien, sur ma liste à voir. 😉

      Merci Claude, bon dimanche sous le soleil (enfin !)

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  4. Ah enfin, un billet sur cet acteur.

    Mais bizarre, alors que je pense qu’il a fait un nombre incalculable de films, je n’arrive à en ressortir de mémoire que deux : Mash et celui-là, Ne vous retournez-pas, que j’ai revu récemment. (j’oublie volontairement les Hunger Games)

    Deux très bon films mais il va falloir que j’approfondisse sérieusement le sujet (j’espère une diffusion un jour de Klute, ou revoir l’invasion des profanateurs)

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    • « Body Snatchers » m’avait traumatisé quand je l’ai vu pour la première fois. J’ai vu bien plus tard la version de Siegel. Ce fut certainement ma première rencontre avec Sutherland, acteur au physique immédiatement reconnaissable. Et puis, ensuite j’ai vu MASH, les Douze Salopards, De l’or pour les braves, … Mais comme pour toi, il me reste pas de grands titres à voir dans lesquels il s’est illustré.

      Je suis bien heureux de lire que tu apprécies comme moi ce film (assez méconnu malgré tout) de Nic Roeg dans lequel il fait une immense prestation. Et quel travail de réalisation ! En le revoyant je suis encore bluffé par le montage, un film qui avance en eaux troubles, et qui frappe directement au coeur. « Je pense que le moment le plus horrible de tout le cinéma d’horreur est le cri de Donald Sutherland au début de Don’t look now » disait le regretté Monte Hellman dans Mad Movies. Je ne suis pas loin d’être de son avis.

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    • Je peux comprendre que le film puisse laisser à quai. Ce film de Roeg est pourtant bien autre chose qu’un simple giallo ou un film gothique façon Bava. Il élargit les limites formelles de ces genres balisés pour proposer une approche sur le deuil, sur le couple, sur un monde en déliquescence. Comme le dit très bien Thoret dans le bonus, c’est un film qui se voit plusieurs fois pour en appréhender tous les détails, toutes les trouvailles sans pour autant pouvoir en cerner complètement tous les enjeux.

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      • Mouais, je reste dubitatif. C’est surtout le fait que le film soit barbant qui m’a déconcerté. 😉 J’ai vraiment trouvé le temps long. 😀
        J’ai vu l’intervention de Thoret dans les bonus, et sur d’autres films, et je ne suis pas toujours d’accord avec lui. 😉 Mais il en faut pour tous les goûts.

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        • C’est tout à fait ça. Je pense que nous ne plaçons pas les attentes d’un film au même endroit. Je peux trouver formidable un film très contemplatif que tu trouverais peut-être extrêmement barbant. J’ai trouvé dans ce film une forme de narration tout à fait inventive, une vraie proposition d’auteur qui transcende les genres sur lesquels ils s’appuient, et qui va chercher l’émotion là où d’autres auraient usé de ficelles plus convenues. Mais chacun voit en effet midi à sa porte.

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    • « Ce ne sont pas forcément les menaces les plus visibles qui procurent les plus grandes peurs » disait le cinéaste Larry Cohen dans Mad Movies en parlant de ce « don’t look now » qu’il admirait. La ville de Venise semble être elle-même le monstre de ce film, immensité en phase d’effondrement qui engloutit ses personnages.

      Un film qui hante, c’est vrai.

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  5. Un bien bel hommage à cet autre Donald (un véritable acteur celui-ci) à travers ce film qui m’a toujours terrifié et laissé sans voix. La scène d’ouverture est tout simplement glaçante pour tout parent et le reste du film distille une atmosphère d’une étrangeté rarement égalée, à part chez Lynch peut-être. Encore un monument qui disparaît, laissant derrière lui ce genre de filmo qu’on ne trouve plus aujourd’hui, des dizaines et des dizaines de film, dans tous les genres, allant du très bon au très mauvais. Jouer n’était pas que son métier, c’était sa vie. Il n’y en a plus beaucoup des comme ça…

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    • Ah, je guettais ton retour sur ce film que je sais être une de tes œuvres de chevet.

      C’est très beau et très juste ce que tu dis sur Donald Sutherland (je préfère oublier qu’il partage le même prénom que le Picsou populiste des Etats désunis). Il a multiplié les rôles dans tous les genres, toujours ouvert à ses personnages dans lesquels il s’investissait toujours beaucoup. Il disait d’ailleurs qu’à ce titre, il refusait de se revoir à l’écran. J’aurais aussi pu citer un de ses tout derniers rôle dans « Ad Astra », vieux sage au côté de Brad Pitt à la recherche de son père. Un rôle magnifique, dans un film qui ne l’est pas moins. Puis on l’a vu ensuite dans « Moonfall », autre forme de SF beaucoup plus grotesque. Voilà qui dit tout de cette carrière magnifique et hors-norme.

      Pour revenir à « Don’t look now », j’ai été comme toi saisi par ce cri initial, « le plus horrible du cinéma d’horreur » pour reprendre les mots de Monte Hellman. Mais j’ai été aussi frappé par la forme brillante de cet auteur artiste. Nic Roeg était un cinéaste à part, un expérimentateur, un inventeur de forme, un plasticien de la lumière (avec ce tropisme sur le rouge, « le Masque de la Mort Rouge » de Corman lui doit beaucoup). Un artiste sans doute trop méconnu actuellement et qui mérite d’être (re)découvert.

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  6. Brrrrrr 🥶 un film qui me ferait trembler de peur dans une Venise hivernale, noyée dans le brouillard ( j’y ai vécu quelques hivers ) et elle n’est pas rassurante de nuit, avec ses ruelles désertes, ou l’on se perd , alors je crois que j’éviterai ce film et son histoire terrifiante …même si les images de Venise sont magnifiques …

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  7. RIP Donald. C’est la meilleure période de sa carrière – Klute n’est que deux ans avant. Comme toi, j’aime ce film vénitien qui se situe quelque part entre le giallo, De Palma et Borgès pour l’idée centrale. Je me demande comment est la nouvelle d’origine de Daphné du Maurier.

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  8. Vu le film une seule fois pourtant, je me souviens de ce cri dans l’étang et de l’atmosphère étrange dans Venise. Donald Sutherland, c’était un de mes chouchous du cinéma… Je crois avoir une dizaine d’articles sur lui.

    Peut-être que je lui ferai, un de ces quatre, sa biographie déjantée. Un film qui, selon moi, vaut aussi le détour : « L’arme à l’oeil »

    Et oui, beaucoup de réalisateurs, acteurs, actrices ont cette année un âge très avancé. Croisons les doigts pour que « l’hécatombe » ne se produise pas

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    • Je risque en effet de multiplier les chroniques.

      « Don’t look now » est un film qui, pour peu qu’on y ait été sensible à la première vision, se revoit avec tout autant de fascination. L’étrangeté est de mise, jusque dans la coiffure bouclée de Donald Sutherland. 😉

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