A Beautiful Day

A la masse

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« Je m’arrache de la fenêtre et parcours la chambre en chancelant ; je m’englue au miroir, je me regarde, je me dégoûte : encore une éternité. Finalement, j’échappe à mon image et je vais m’abattre sur mon lit. Je regarde le plafond, je voudrais dormir. »

Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938

« Hey Joe ! Où est-ce que tu vas avec ce marteau dans la main ? » Allez donc héler, tel Hendrix martyrisant sa Strato, cet ogre à la barbe hirsute, silhouette massive et encapuchonnée qui marche d’un pas décidé au-devant de ses ennemis. Il vous répondrait : « Je m’en vais fracasser le crâne d’une clique de gros dégueulasses qui aiment un peu trop la compagnie des petites filles », juste avant de vous souhaiter « A Beautiful Day ». C’est en tout cas ce que voudrait nous faire croire le titre « français » du nouveau film de Lynne Ramsay.

« Tu n’as jamais vraiment été là » est toutefois la traduction du titre original de ce film que les distributeurs voudraient réduire à sa sentence finale, comme s’il fallait absolument terminer sur une bonne note (même si on la devine chargée d’ironie) cette longue apnée en milieu glauque et suffocant. Peut-être que « You were never really here », qui est aussi le titre de la nouvelle de Jonathan Ames adaptée par Ramsay, en disait bien trop long sur l’absence équivoque qui plane sur le métrage, sur ce hiatus temporel que nous fera ressentir la réalisatrice au fil des évènements, sur l’effacement pur et simple. Joe est plutôt du genre discret mais efficace. Il exécute de basses œuvres contre quelques liasses de billets verts. En bon professionnel du nettoyage d’individus encombrants, il sait se munir de l’arme qui convient, s’outille généralement au rayon bricolage. Lorsqu’il a terminé son ouvrage, il remet les lieux en état, élimine toute trace de son passage. « You were never really here » en effet.

Cette constatation teintée de résignation va cependant très vite recouvrir une autre acception, relevant des mécanismes de défense psychologiques. Tenir implique parfois une nécessaire déconnexion du monde, un temps suspendu replié dans une bulle dont on ne sort qu’à l’issue d’un compte à rebours. Durant cette échappée mentale, le corps agit en automate, comme sous hypnose, tel celui de la jeune Ekaterina Samsonov devenue poupée de chiffon entre les griffes de pervers sexuels ayant monnayé sa soumission. Si Joe semble lui solidement armé dans son corps massif, il n’en garde pas moins au fond des yeux ce regard d’enfant perdu dont la boussole existentielle ne semble plus trop savoir où elle doit le mener. De hâtifs raccourcis promotionnels auront eu vite fait de ranger ce weirdo new-yorkais dans le coffre du « Taxi driver » asocial frappé du syndrome Travis Bickle.

C’est toutefois à un autre allumé du cinéma que l’on songe en le voyant rejoindre sa maman âgée et impotente dans un petit appartement de banlieue défavorisée. « Ça m’a fait peur » confie-t-elle après avoir regardé le « Psycho » hitchcockien à la télévision, comme si elle avait entrevu à travers cette histoire les névroses qu’elle partage avec son propre fils. Déjà dans le précédent film de Lynne Ramsay (« we need to talk about Kevin » que les distributeurs n’avaient alors pas jugé nécessaire de « franciser » en d’autres termes anglo-saxons), les rapports mère/fils n’étaient pas des plus affectueux. La charge qui pèse sur Joe, vivant auprès de sa mère dépendante, en dit long cette fois sur l’ambivalence de leur relation, du passé douloureux qui les lie. La réalisatrice veut à tout crin nous l’expliquer en entrebâillant la porte du refoulé, en flash-backs hoquetant comme des hauts le cœur remontant par bribes à la surface de l’écran. Ramsay cherche à tout crin percer l’abcès de cette psyché en souffrance, quitte à s’encombrer de lourdeurs artificielles (ambiancées par le chaos dysharmonique du guitariste de Radiohead), quitte à nous mettre le nez dessus (en multipliant les gros plans nous invitant sans cesse à questionner l’image).

Si la répétition irritante du processus finit par user la corde du raisonnable, elle parvient néanmoins à distiller dans la tonalité générale les propriétés émétiques qui découlent du sujet. Car le portrait flagellé du personnage principal incarné par Joaquin Phoenix, empesé par un passé familial violent et une expérience militaire traumatisante (il n’a décidément pas de chance), n’attendrait pas un tel niveau de pathétique s’il ne venait se calquer sur le sort des jeunes victimes livrées aux bas instincts des pervers au bras long. Cela sous-entend que si Joe est si mal dans sa peau, dans sa tête et dans sa vie, c’est sans doute parce que la maladie a fini par ronger la société toute entière, ce jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir. Avec pour toile de fond une échéance électorale, il va, sans s’en rendre compte, flairer la piste nauséabonde d’une filière pédophile qui le mènera jusqu’à la fille kidnappée d’un sénateur. Dans ces entrailles hard-boiled faites d’allers et de retours, de couloirs étroits et de pièces sombres prélevées sans doute sur le cadavre de la source littéraire originelle, Ramsay nous propose un itinéraire nihiliste qui semble avoir le « point blank » de John Boorman comme ligne de fuite. Elle ne s’épargne évidemment aucun détour violent, tout en jouant sur les frustrations, optant pour des choix de mise en scène volontairement déceptifs. Ramsay semble vouloir imposer le titre « you were never really here » au spectateur lui-même en ne lui donnant jamais la possibilité d’accompagner jusqu’au bout le geste vengeur de Joe, d’épouser pleinement ses emportements sanglants quitte à nous abandonner avec l’arrière-goût frustrant de cette caution immorale. Elle multiplie pour ce faire les stratagèmes visuels (scènes vue à travers des caméras de surveillance, montage cut ou à contretemps pour nous mettre le plus souvent devant le fait accompli) au point de mordre avec gourmandise sur la ligne du ridicule lorsqu’elle se noie (avec) son personnage au fond d’un lac.

Passé ce point de non-retour, le déploiement d’effets de mise en scène imposant cette impérieuse distance entre les faits et le spectateur finit par lasser. L’interprétation monstrueuse de Joaquin Phoenix se voit même asphyxiée par la vacuité du scénario (qui décroche pourtant un prix à Cannes !), emportant le film dans des schémas si répétitifs qu’ils en deviennent irritants. « You were never really here » en effet, alors qu’on aurait tant voulu être dedans au contraire.

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19 réflexions sur “A Beautiful Day

  1. C’est exactement le ressenti que j’ai eu devant le film. Cette impression de ne jamais pouvoir entrer dans l’histoire, de ne jamais avoir accès à l’esprit torturé du personnage (pourtant parfaitement interprété par Phoenix !) et, plus problématique, de ne jamais comprendre les enjeux du scénario, et ce jusqu’à la dernière scène. J’avais beaucoup aimé We Need to Talk about Kevin, mais ce Beautiful Day (quelle horreur de traduction !) m’a laissé un sentiment de vide béant.

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    • Je n’ai pas vu les précédents films de Ramsay, mais ils me semblent, à ce que j’ai pu lire ici ou là, qu’ils sont bien meilleurs que celui-ci.
      Si le prix d’interprétation pour Phoenix se conçoit à la limite, ce Prix du Scénario reste pour moi une énigme absolue.

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  2. Très déçue par ce film même si je lui reconnais une jolie mise en scène avec quelques idées intéressantes et une chouette BO. Phoenix joue bien mais pour être honnête, ne m’a pas plus bluffée et le scénario est vraiment trop inexistant, ça plombe le film.

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