Les frères SISTERS

Notre Père

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« Alors aujourd’hui, un western, c’est quoi ? Pour simplifier, on peut distinguer deux tendances. D’un côté un versant néo-classique – Appaloosa, Open Range – des films qui ont pour principe de réactiver une mythologie, avec une certaine révérence envers les archétypes, les paysages etc. Et de l’autre, l’approche d’un Tarantino : ironie, ultra-violence, application des codes de violence du cinéma contemporain sur le western. Nous sommes allés vers une troisième voie, il me semble : le western apaisé. »

Jacques Audiard

Depuis que chevaux et chapeaux sillonnent les vastes plaines du western américain, on en aura croisé des bandes de tueurs sanguinaires, des hordes sauvages assoiffées d’or et de sang. Au Far-West, la liberté se laisse conquérir plus aisément lorsqu’on la chasse à plusieurs. Aux tribus indiennes préexistantes se substitue peu à peu l’autorité clanique du colonisateur. Qu’ils s’appellent James, Earp, ou « les Frères Sisters » du film de Jacques Audiard, leur réputation fait immédiatement frémir celui qui essaierait tant bien que mal de leur barrer la route.

La prise de pouvoir se fait la nuit, à l’heure tous les « rackoons » sont gris. Difficile de distinguer les protagonistes, de faire le tri entre assaillants et assiégés à la seule lueur des flammèches de poudre qui jaillissent des pétoires en furie, durant un affrontement sans merci qui nous plongera quelques minutes en enfer. Cheval de feu, granges brûlées, crânes éclatés ne sont qu’un échantillon des visions de « rouille et d’os » qui jalonnent ce film de Jacques Audiard. Les frères Sisters n’en sont apparemment pas à leur premier forfait puisque, dans l’obscurité presque totale ou dans l’espace exigu d’une écurie, leur seul patronyme suffit modifier le rapport de forces, à inspirer un sentiment de panique propre à provoquer la débandade.

« We are the Sisters brothers. S-I-S-T-E-R-S like sisters » insiste le cadet de la bande, le fougueux Charlie dont le grain de folie apparent convient à la perfection à un Joaquin Phoenix qui n’a pas à forcer son talent. Sans surprise, mesure et pondération viendront davantage du frère aîné Eli porté par John C. Reilly à qui l’on doit (entre autres) la mise en œuvre de ce western adapté d’un roman de Patrick deWitt. Une œuvre de commande que l’immigrant attaché à la mise en scène va tenter de faire sienne, assisté lui-aussi comme il se doit de son frère de plume Thomas Bidegain. Fidèles à leurs personnages de prédilection, ils se retrouvent à suivre la piste d’hommes de main, spadassins sans états d’âme chargés d’accomplir les basses œuvres d’un riche et puissant entrepreneur dont on ne connaîtra que le titre.

Le Commodore est cette figure tutélaire, lointaine et inaccessible, une silhouette d’un homme austère aperçue furtivement derrière la vitre floue à l’étage d’une maison cossue d’Oregon City. On reconnaît à peine l’acteur Rutger Hauer prêtant ses traits à cet homme craint et respecté, suffisamment tout de même pour l’associer immédiatement à celui qu’interprétait Niels Arestrup derrière les murs de la prison de « un Prophète ». Ici comme dans d’autres de ses films, Audiard s’intéresse à la place du chef, celle qui inspire la peur autant que la défiance, impose l’obéissance tout en suscitant la convoitise. Le statut du mâle dominant est souvent chez Audiard envisagé dans un cadre entrepreneurial (« De battre mon cœur s’est arrêté ») et dans une logique successorale (« un Prophète » encore mais aussi et déjà dans « regarde les hommes tomber »).

La fièvre de l’or, celui qui brûle les doigts au sens propre comme au figuré, est traitée ici dans sa dimension aliénante, dans la pure tradition du « Trésor de la Sierra Madre ». Cette quête ouvre néanmoins des perspectives obliques chères au réalisateur français, grâce notamment au développement des personnages de John Morris (Jake Gyllenhaal parfait dans ce rôle de séide lettré) et surtout du chimiste prospecteur Hermann Kermit Warm (impeccable Riz Ahmed qui côtoyait déjà Gyllenhaal dans « Night Call »). Face à l’abîme lucratif, le scénario glisse l’éventualité d’une alternative phalanstérienne inspirée des idées fouriéristes et colportée par Victor Considérant jusque sur le continent américain. Même si le scénario fait le choix de confiner ce noble idéal dans un arrière-plan assez vite oublié, il aura le mérite de faire de cette utopie sociale une autre voie possible, titillant les aspirations de l’aîné qui voudrait changer de vie et laisser derrière lui « l’abomination » de ce monde barbare.

Jacques Audiard, plutôt que d’offrir un rôle de potiche à une actrice de passage, préfère enfermer les Sisters dans un monde d’hommes, tout en faisant affleurer la misère sexuelle (l’étonnante scène du bordel de Mayfield) et la détresse des sentiments. A défaut de filmer une étoile à la poursuite des deux tueurs, il offre une étole chargée de souvenirs au plus délicat des deux frangins, lui autorise même une fibre compassionnelle pour la condition chevaline. Âpre et titubante, jonchée de désillusions, la trajectoire des deux frères traverse bourgades paumées et ville grouillante où viennent s’échouer les grandes espérances. Elle est surtout trempée dans le sang du parricide. « Notre père, qui êtes aux cieux… » la phrase de l’agonisant est brutalement interrompue par le coup de grâce porté par un Charlie maugréant un « qu’est-ce que tu racontes ? » L’image du père naturel resurgit, ce venin arachnéen qui coule toujours dans leurs veines. Elle devient l’arme du père de substitution (le Commodore). Tous deux se confondent en une vision cauchemardesque directement prélevée dans le répertoire de l’horreur.

Et pourtant, Audiard fait le choix de boucler la cavale de manière déceptive, pour ne pas dire désarmante, dans le giron où coule le lait de la tendresse humaine. Une issue qui détonne, voire qui déroute. Visiblement embarrassé par sa conclusion, Audiard cherche son salut dans un vieux truquage de cinoche, un plan-séquence qui nous ramène au galvaudé sweet home fordien. Mieux vaut retenir les quelques moments de grâce qui illuminent le film, petits cailloux qui jonchent l’itinéraire bis des « Sisters Brothers », et qui sont comme des pépites rendues soudain visibles par quelque tour de magie signé Audiard.

The Sisters Brothers

27 réflexions sur “Les frères SISTERS

    • Merci, beaucoup ! 🙂
      Il est vrai qu’il y a ici et là de belles idées à attraper mais également quelques motifs à faire grise mine. Strum dans son article pointe à raison les errances de la mise en scène qui tient à tout crin à se démarquer. Le récit, qui ne s’encombre d’aucuns poncifs de catalogue contrairement à « Hostiles », aurait pu être mieux traité en terme visuel (ce que Cooper a au contraire réussi). Le western parfait se situe finalement peut-être au croisement de ces deux raretés sorties cette même année.

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  1. Comme je l’ai écrit et comme discuté chez moi, un film au scénario et aux thèmes intéressants sur le papier mais dont le déroulement est constamment entravé par le caractère disparate de la mise en scène, Audiard ne parvenant pas à fixer le cadre visuel et paysager de son film. Dommage.

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    • Tu pointes à juste titre le choix d’une mise en scène tantôt heurtée, tantôt happée par son décor, comme si Audiard cherchait en permanence à tourner le dos aux codes qui fondent le genre. Une attitude frondeuse qui dessert le film plutôt que de cultiver sa différence. Celle-ci vient en effet plutôt du choix des thèmes abordés, de l’interprétation et de la remarquable partition de Desplat que je n’ai pas évoquée dans mon texte.

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  2. Superbe rubrique, princecranoir. Je ne sais pas si Audiard creuse la veine d’un nouveau filon dans le traitement du Western mais ton propos me fait saliver d’envie d’orpailler son contenu. Et comme le dit Eli Sisters : » Nous sommes du même sang mais nous n’en faisons pas le même usage ». Extrait du livre de Patrick De Witt.

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    • Effectivement, pour commencer tout amateur de western peut se réjouir de suivre la piste d’un magnifique tandem d’acteurs autour d’un récit plus original que la moyenne. Sans doute le nom du réalisateur laissait présager le sans faute. Sisters Brothers n’est pas le sommet de sa carrière, mais certainement pas un film totalement raté non plus.

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    • On retrouve la touche Audiard, il est vrai, mais celle-ci ne pêche pas en terme de rythme mais plutôt dans ses options formelles de mise en image. Scénaristiquement parlant, le film est vraiment original et intéressant jusqu’à ce dernier quart d’heure de conclusion qui ne me convainc pas du tout.

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  5. Voilà une plume princière et bien plaisante à lire! Ce film ne m’a pas laissé un impérissable souvenir, mais ce genre n’étant pas ma tasse de whisky, il m’en reste tout de même quelques réminiscences frappantes dont l’écriture d’Audiard n’est pas la moindre.

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    • Merci pour cet éloge. Le western est je le reconnais volontiers une de mes marottes, ce qui a pour conséquence de me faire plus exigeant qu’à l’accoutumé. Je vous rejoins sur la qualité de certaines idées qui se trouvent gâchées parfois par certaines contraintes qui peut être nous échappent. Sans prétendre l’ajouter au rang des imperissables du genre, il a au moins le mérite de l’audace dans un paysage souvent formaté.

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