GREEN BOOK

Steinway to hell

L to R: Viggo Mortensen and Mahershala Ali in GREEN BOOK

Je franchis gués, ruisseaux, rochers, ravins bourbeux.
Je vais au flanc des monts par le chemin des bœufs.

Victor Hugo, En voyage, Tome II, ed. 1910.

Victor Hugo fut un grand voyageur, griffonnant sur des carnets ses impressions à chaque étape : Normandie, Suisse, Belgique, Luxembourg, Jersey et Guernesey, il n’a pourtant pas poussé jusque « sur les routes du Sud », celles du Nouveau Monde, celles qui sentent encore l’esclavage, le racisme et le fried chicken. Un de ses homonymes s’en est chargé pour lui, un siècle plus tard, il a tout compilé dans son « Guide Vert de l’automobiliste Noir », bien utile pour tout voyageur « de couleur » en quête de lieux hospitaliers lui permettant de se restaurer et de passer une nuit tranquille. Désolidarisé de sa fratrie d’origine, Peter Farrelly signe sa version du « Green Book », une mise à jour arrangée d’un singulier périple qui rapprocha un Jazzman en tournée de son guide déroutant.

Abandonnant Bobby, « Irene » et « Mary à tout prix » sur le bord de la route, l’aîné des Farrelly s’essaie à un registre moins disjoncté en revenant sur ce road-trip insolite dans le Deep South des sixties. « Ce film est très différent de mes précédents films, mais son histoire me ramène à ce que j’ai toujours voulu faire » confirme-t-il, misant sur son expérience de la comédie pour rythmer un voyage cinématographique d’un peu plus de deux heures. Délaissant les grands axes, il trouve son bonheur visuel dans la ruralité intérieure du pays, sous les ors des cabarets pétillants comme aux tréfonds des motels sordides enluminés par son excellent chef op’ Sean Porter. « Un jour viendra dans un proche avenir où ce guide n’aura plus besoin d’être publié. Il viendra lorsque nous, en tant que race, aurons les mêmes droits et privilèges aux Etats-Unis. » écrivait Victor Hugo Green dans l’introduction de « The Negro Motorist Green Book ». Mais force est de constater, presqu’un siècle après l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, que les Afro-américains sont encore loin d’être traités à égalité avec les conquérants à la peau blanche. Les lois « Jim Crow » (surnom péjoratif sorti d’une chanson popularisée par un minstrel show) font encore florès dans les états du Sud, interdisant toute mixité entre populations.

C’est ce que peut constater avec regret le « Docteur » Don Shirley, pianiste virtuose et excentrique d’origine jamaïcaine interprété par Mahershala Ali. Surdoué nourri au Tchaïkovsky et à Chopin, il vit reclus dans les étages du Carnegie Hall, artiste précieux et raffiné visiblement plus proche de Rubinstein que de Little Richard, préférant le Cutty Sark en robe de chambre qu’un tord-boyau au piano-bar. Fort de ce très atypique portrait, Farrelly tente une inversion des codes en lui collant dans les pattes ce chauffeur blanc à l’appétit vorace et à la langue bien pendue. Mais hélas, sa tentative de casser les stéréotypes se montre néanmoins assez problématique et plutôt lourde à digérer. Le caractère excessif de ses comédies passées ressort ici par giclées, comme lorsqu’il souligne à gros traits l’exubérance de la famille italo-américaine à laquelle appartient ce garde du corps gras du bide qui vit dans les quartiers populaires de la Grosse Pomme. Scorsese et Bob de Niro peuvent aller se rhabiller quand on voit le quintal que s’est payé Viggo Mortensen pour le rôle de « Tony Lip » Vallelonga, capable lui-aussi d’allonger des droites fulgurantes à faire blêmir Jake La Motta. Imbibé sans doute de son illustre modèle, il s’en va cabotinant au volant de sa Cadillac couleur menthe à l’eau, s’enfournant nuggets, hot dogs et calzone à s’en faire péter tripes et boyaux.

Présenté comme très primairement raciste au départ (lorsque sa femme reçoit deux ouvriers Noirs quand le reste de la famille se détend devant un match de baseball), le scénario plutôt flatteur à son égard (écrit par le fils du vrai Tony) aura tôt fait de faire de Tony un brave type. Bien sûr, il est un peu magouilleur sur les bords (mais au détriment des mafieux alors cela ne compte pas) mais se montre avant tout mari aimant et père affectueux, finalement pas si intolérant à l’égard des gens de couleur. Le Mortensen extra-large, selon le « Green Book » corrigé par Vallelonga et Farrelly, est une caricature lourdement accentuée, un Depardieu qui trimballe son mouton noir, bref du Francis Veber en nettement moins drôle. La prestation de Mahershala Ali s’inscrit dès lors en contrepoint, garant de la morale et du bon goût, talentueux et séduisant expert des mœurs de la haute même s’il n’en arbore pas la couleur. De prise à partie dans un bar en regards accusateurs d’un groupe d’ouvriers Noirs trimant sur une terre aride, affleurent les signes du mal-être de celui qui ne se sent d’aucune affiliation, anomalie ethnique et artistique reconnue par ses pairs mais abandonnée par les siens, en quête d’une hypothétique épiphanie existentielle en terre hostile.

Par couardise ou par angélisme niais, Farrelly s’écarte néanmoins de la rugosité du sujet politique pour bifurquer complaisamment vers des terrains balisés par le scénariste (le fils de Tony « la Tchatche » faut-il le rappeler) nettement plus complaisants. La bromance en lettres d’amour par procuration dissimule assez mal la tentative d’hagiographie du chauffeur, qui se double d’un entêtement préoccupant consistant à ramener systématiquement le Noir à la case départ, cette fausse bienveillance qui veut à tout crin lui mettre un pain de maïs dans la gueule et lui faire jouer du piano debout. Au soir de Noël, les cloches de la concordance des couleurs résonnent d’un glas étrange, qui navre plus qu’il n’émeut, lors d’une Cène d’un altruisme douteux qui présage de virer au dîner de con. Plutôt que de suivre le « Green Book », le meilleur des conseils serait alors plutôt « Get out ».

40 réflexions sur “GREEN BOOK

  1. Je sens comme une pointe d’acerbité dans cette critique. Mais vraiment une pointe x)
    Le scénario est effectivement très complaisant – d’autant plus qu’il est fondamentalement un Miss Daisy et son Chauffeur inversé, film qui d’ailleurs avait obtenu un Oscar du Meilleur Film peu mérité mais c’est un autre débat.
    Il n’en reste pas moins que Green Book possède des qualités indéniables, Mahershala Ali en tête, et qu’il a constitué pour moi un savoureux moment de cinéma, qui, s’il ne révolutionne rien, m’a au moins beaucoup fait rire ^^

    Aimé par 1 personne

    • « Doc Shirley et son chauffeur » était ma première idée de sous-titre figure-toi 😉
      Il n’en demeure pas moins à mes yeux un pur véhicule c’est le cas de le dire) à Oscar, parfaitement dans le vent politique d’Hollywood, mais avec un arrière-goût douteux qui pourrait lui coûter cher (Roma en profiterait alors, et ce serait tant mieux). Les positions un peu limites du fiston Vallelonga, ses libertés prises avec le témoignage de Shirley, ne jouent pas en sa faveur et confirment quelque peu mes réserves sur le fond.
      Pour le reste, j’aime bien Viggo, mais comme garde du corps, je le préfère couvert de tatouages. Quant à son passager arrière, je lui accorde mes compliments (que l’on apporte une statuette pour cet homme). Le chef op’ a bien bossé aussi (hélas pas dans la liste, mais tous mes votes vont à Cuaron).

      Aimé par 1 personne

  2. Un traitement lourd à digérer, un trait excessif, une caricature exubérante, un altruisme douteux, tu y vas fort. Bon j’ai beaucoup rigolé avec ta formule : » un Depardieu qui trimballe son mouton noir ». Mais quand même…..
    De ton côté, tu deviens un robespierre qui écrit son Black Book. De ta plume acérée, tu mènes à l’échafaud tout ce petit monde, scénario, réalisateur et acteurs. A la révolution, ils ont fait tombé moins de têtes.
    De mon côté, j’ai bien aimé le film que je recommande comme un divertissement, je l’assume au risque d’être mené à la Bastille avant exécution. 😉

    Aimé par 1 personne

    • Je me doutais que cet article allait faire grincer des dents. J’avoue que la VF imposée par notre cinéma local à un effet redoutable sur la caricature des personnages. Mais au-delà de ça, n’y a t il pourtant pas quelques détails qui interrogent ?

      J’aime

  3. Ça me fait de la peine de voir Aragorn dans les habits de Guimli pour une œuvre qui souffre – du moins si je t’en crois – autant que mon parallèle en fera sûrement souffrir d’aucuns. C’est en tout cas un spin off nettement plus fameux et beaucoup moins verbeux que les lignes que tu lis de mes propres idées cinémacritiques que je te promets sur Le Salaire de la Peur que je finis juste de revoir. Si tu as lu ce commentaire d’une traite sans froncer les sourcils à la vue de ces propositions subordonnées qui ont le goût du scénario d’Inception, félicitations, tu mérites un quartier de clémentine (trop acide).

    Aimé par 1 personne

  4. Bonjour,
    Tu as un regard acéré sur ce film, ta critique m’a fait sourire. Pour ma part j’ai apprécié « green book », davantage pour l’amitié entre les deux hommes que pour le message sur le racisme. Désolée de t’avoir conseillé d’aller le voir ! J’espère que tu n’auras pas manqué un bon film à cause de cela.Très bonne soirée.

    Aimé par 2 personnes

    • J’avoue que, dans une certaine mesure, il m’a inspiré.
      J’ai du mal à croire à cette amitié entre les deux. Une amitié sans doute trop belle pour moi (Voilà que je fais du Blier maintenant).
      C’est bon parfois d’être déçu par un film, ça permet aussi d’en proposer une lecture différente, d’échanger et confronter les points de vue par la suite.
      J’ai manqué beaucoup de bons films mais je ne mets ça ni sur ton compte, ni sur celui de Farrelly et sa clique, il ne peut pas avoir tous les torts. 😉

      Aimé par 1 personne

  5. J’ai justement trouvé l’humour plein de finesse et l’ensemble du film très juste. Bien sûr il y a un message social et politique, et bien sûr le fils co-écrivant le film, le père ne pouvait que laisser une bonne impression, mais on passe un très bon moment et on est agréablement surpris par Peter Farelly.

    Aimé par 1 personne

    • Je comprends tout à fait ce bon moment passé devant ce film qui se voit, je le reconnais, sans déplaisir (il m’a même fait rire à certains endroits, je le confesse volontiers), dont les valeurs morales illustrées à l’écran sont indiscutables. Je conçois également le grondement de mécontentement à la lecture de mon avis qui vient ternir le vernis onctueux de cette comédie humaniste, encore une fois un peu trop arrangée à mes yeux pour être foncièrement honnête. Mon point de vue a au moins le mérite d’échanger ici avec vous sur le sujet, et j’en suis ravi.

      J’aime

  6. Hou la la…
    Heureusement que je ne t’avais pas encore lu avant d’aller le voir hier soir… Pour ma part, j’ai franchement apprécié, les ficelles sont grosses, il y a un esprit blanc et noir, bourgeois et populasse, cultivé et inculte sur lequel le film joue constamment de cette opposition, mais sinon, j’ai passé un excellent moment dans le South, la musique en plus… Moi, dès qu’il y a un petit air de jazz, ça me botte…

    Aimé par 1 personne

    • Grosses ficelles admettons, mais script gentillet je trouve, même dans sa peinture du Sud profond. Trop consensuel à mes yeux sans doute. Quant à l’opposition des caractères, j’ai bien conscience qu’elle obéit aux ressorts nécessaires de la comédie. Tu as raison de rappeler que la musique est superbe, c’est le moins que l’on puisse faire dans un biopic sur un tel prodige.

      Aimé par 1 personne

  7. D’accord avec la complaisance, mais en même temps le projet semble clairement d’en faire un buddy movie avec un petit hommage à cette amitié, la ségrégation n’étant qu’un contexte, pas vraiment le sujet de fond… L’auteur en a le droit, non ?!

    J’aime

  8. Calibré pour les Oscars sans doute mais quel bon moment j’ai passé.
    Parfois parler de l’indignité simplement et même en riant peut être utile.
    Comment encore aborder cette maladie honteuse qu’est le racisme ?
    Ton ton acerbe, je le trouve injuste.
    Et que Farelly sorte de ces histoires caca prout gel dans les cheveux… est une bonne chose supplémentaire.

    Aimé par 1 personne

    • Qu’il en sorte ne me dérange pas, bien au contraire. Mais cela ne fait pas de lui un génie de la caméra pour autant.
      Je reconnaît à ce Green Book son côté « feel good » qui tranche en effet avec le sujet. C’est un sujet suffisamment grave et serieux qui exige de la subtilité. J’avoue qu’entre Spike le Blackkklansman et le Green Book, j’ai dû mal à situer ma préférance. N’est pas Lubitsch qui veut.

      J’aime

  9. Pingback: [Rétrospective 2019/1] Le tableau étoilé des films de Janvier par la #TeamTopMensuel – Les nuits du chasseur de films

  10. Et bah dis donc il s’en prend plein la gueule de ce Green Book ! En vrai, même s’il y a d’autres films sur le racisme importants à voir (et certainement meilleurs d’un point de vue purement cinématographique), j’ai beaucoup aimé Green Book (même s’il est classique – ce qui explique pourquoi il a eu l’Oscar prévisible du meilleur film). Au-delà de l’exercice du buddy movie qui est, à mes yeux, réussi (et qui n’a rien d’un sous-genre), j’y ai trouvé des airs de Capra. Peut-être pour ça que le film m’a autant plu, ça a dû me toucher. Je comprends ce qui t’a dérangé même si je te trouve dur. Mais je trouve qu’il est aussi plus fin qu’il en a l’air, avec un discours social que je trouve pertinent par son système d’inversion (notamment la scène où Ali se retrouve face à des travailleurs noirs dans les champs). Quelque part, justement, par son contact avec le personnage d’Ali, celui de Mortensen évolue, il apprend aussi de l’autre, il surmonte aussi son racisme.

    Aimé par 1 personne

    • Capra ? je ne sais pas. Question road-movie, « New York-Miami » est pour moi tellement mieux que ce « Green Book » que je n’ose faire le rapprochement.
      L’Oscar était prévisible en effet, et il est d’ailleurs davantage récompensé pour son thème que pour ses réelles qualités cinématographiques (sinon Roma aurait récupéré une statuette de plus 😉 )
      J’évoque dans mon texte cette fameuse scène où les travailleurs des champs s’arrêtent pour observer ce Noir qui sort de sa belle voiture avec chauffeur Blanc qui souligne « l’anomalie » qu’il représente dans le paysage local. Elle est effectivement très belle, tout comme celle où on le voit rejeté par la communauté dans les hôtels réservés aux Noirs. Mais là encore, le point de vue du Blanc Vallelonga à l’écriture vient ajouter un éclairage suspect à toutes ces scènes.

      Aimé par 1 personne

  11. AH mais je préfère Capra, je te rassure ! Mais dans le ton, la manière de raconter l’histoire, oui, ça m’y a fait penser !
    Après les Oscars, faut s’en foutre un peu de tout ça, ça reste de la pure stratégie, du marketing et co. Disons que Green Book était le plus fédérateur. (et honnêtement, j’ai beau adorer Roma, ca m’aurait quand même emmerdé qu’il ait l’Oscar du meilleur film, voilààà je l’ai dit ! :p ).
    Je sais pas si c’est suspect, très honnêtement. Subjectif, certainement. Ca reste un point de vue mais c’est pas forcément honteux, surtout que le portrait de Don Shirley reste à mon sens flatteur. C’est pas non plus pour rien si Ali a eu l’Oscar – le seul truc regrettable est qu’il l’ait eu en second rôle alors qu’il a tout d’un premier rôle. Ca va aussi au-delà de son interprétation, ce qu’il représente, ce qu’il incarne touche à mon sens !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire