Thérèse RAQUIN

Rôle de drame

« À Thérèse j’avais donc dit « oui », et puis j’avais dit « non », et dans les fichiers des frères Hakim comme dans celui très bien tenu de Marcel Carné, je devais être classée sous la rubrique « Emmerdeuse qui ne sait pas ce qu’elle veut ».

Simone Signoret, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, 1975.

Dans l’œuvre monumentale de Marcel Carné, on oublie souvent d’évoquer « Thérèse Raquin ». Le film pourtant reçut les honneurs de la critique fut accueilli chaleureusement par le public. Il finit même par faire rugir le Lion d’argent de la Cité des Doges. « Thérèse Raquin » c’est aussi un monument de littérature. Mieux que ça, c’est une institution, « fondée en 1889 » peut-on lire sur la vitrine du magasin où se reflètent une autre ville et une autre époque. « Une maison de confiance » est-il inscrit, où il se passe de drôles de choses tout de même dès que l’on s’aventure à l’étage.

Le jour se lève sur la petite chambre de l’hôtel de la Terrasse. La fenêtre ouverte offre un panorama splendide sur la ville de Lyon baignée de soleil. Allongé sur son lit, Raf Vallone est perdu dans ses pensées, les yeux fixés vers le plafond, l’esprit ailleurs. Tourmenté, soucieux, il ressemblerait presque à Gabin dans un Carné d’avant-guerre. Le Calabrais sera le Laurent du roman, ici changé en camionneur sans le sou qui roule sa bosse d’une ville à l’autre. Ses pensées vont vers Thérèse, la vendeuse de la maison Raquin, détaillant de tissus lyonnais qui prospère depuis plusieurs générations. Elles vont aussi vers Camille, son mari, contrôleur de marchandise avec qui il a partagé quelques verres de trop après s’être « embrumé » avec lui sur les quais de Saône. Fini le passage sombre du Pont-Neuf et les halles glauques de la morgue de Paris, Carné et Charles Spaak son scénariste déménagent leurs amants criminels sur le Rhône, entre Bellecour et Fourvière. « Lyon est à la fois une ville simenonienne et balzacienne, une ville de façades à volets clos » confiait Bertrand Tavernier dans ses entretiens avec Noël Simsolo. Il n’y avait donc pas cadre mieux approprié pour cette version arrangée du roman où l’on oublie les cadavres étalés, le spectre dégoulinant, la promenade sur l’étang. On oublie même les déchirements et la haine engendrés par le passage à l’acte.

Cette histoire de « bêtes humaines » (comme la décrivait Zola) file donc sur d’autres rails, compartiment tueur, incorporant un maître-chanteur en costume de marin. « Qu’on ne vienne pas crier à la trahison de l’œuvre littéraire… Zola vivant eût certainement compris combien sont différentes les lois qui régissent l’expression littéraire, de celles indispensables à l’expression filmée. » se défend Carné dans ses écrits. Le réalisateur a encore en mémoire l’adaptation muette du grand Feyder, il prend le parti risqué de la délocalisation. Il s’éloigne tant du livre qu’il transforme même la relation animale qui liait Thérèse et Laurent en une folle passion amoureuse qui enflamme deux êtres à la plastique avantageuse. Vallone est l’archétype du bellâtre baraqué italien, qui affiche crânement son accent en refusant d’être doublé. Dans ses bras, Simone Signoret lui offre son casque d’or, son phrasé gouailleur pompé sur Arletty (« sans doute, j’ai pris des intonations d’elle » admettra-t-elle, se souvenant de ses débuts de figurante sur le plateau des « Visiteurs du Soir »), et son regard sévère ici domestiqué par les brimades de la vieille Raquin.

C’est Sylvie, grande actrice du conservatoire ayant déjà fréquenté Zola dans une adaptation de « Germinal », qui se charge d’endosser le rôle de la mère de Camille. Cette infecte bonne femme qui n’avait d’yeux que pour son fils en devient même terriblement effrayante une fois figée dans son fauteuil roulant, n’ayant plus que son regard de vieille sorcière pour jeter l’anathème sur sa bru. Jacques Duby doit quant à lui se vieillir pour interpréter Camille Raquin, le souffreteux mari de Thérèse. Méprisable et veule, il est parfait dans son rôle de mauvais perdant qui « ne pèse rien », que ce soit au jeu des petits chevaux où l’on se dispute tous les jeudis soir sur la manière de lancer les dés, ou en amour lorsqu’il apprend que l’Italien vient lui ravir sa belle. La petite bourgeoisie locale confise dans son entre-soi et ses petites habitudes désuètes en prend pour son grade, car il faut dire que chez ces gens-là, on n’vit pas, on triche.

« Je ne sais pas danser, je n’ai jamais appris. » confesse Simone Signoret magnifiquement servie par les dialogues de Spaak. « Je ne sais faire que des choses tristes : raccommoder, soigner, compter l’argent ». A la soif amoureuse, cette adaptation transposée du roman de Zola n’oublie donc pas le son du tiroir-caisse (un son perdu au fond du Park). Après la jalousie, c’est donc la cupidité qui prend le dessus pour troubler l’idylle de ces amants avides de liberté. A la table de jeu, Camille et ses invités jubilent en raflant la mise. Face à ce spectacle désolant, Thérèse et Laurent trinquent en loucedé. L’argent s’invite encore dans leur plan de cavale avec l’irruption de ce minable et arrogant escroc sorti du rang interprété par le nouveau protégé de Carné, Roland Lesaffre. Le train des évènements finit par écraser le mélodrame, c’est désormais le thriller criminel qui prend les commandes, affichant le prix de la liberté (de quoi monter une affaire de revente de vélos d’occasion), fort d’un suspense que l’on suit à la lettre.

Le film ne manque donc pas d’arguments pour séduire le public, malgré son sujet sulfureux qui fit grincer des dentiers les vieilles aristocrates rances de Venise. La co-production italienne en a pressenti le potentiel et en profita pour caser ses vedettes, notamment la petite Maria-Pia Casilio qui remet le tablier de servante qu’elle portait dans « Umberto D. ». De son côté, Carné offre une apparition à son copain Frankeur dans le rôle du contrôleur SNCF. Quant à Simone, elle retrouve sans doute dans cette liaison dangereuse avec un bel Italien quelque écho de son histoire personnelle, et l’occasion de rompre avec les rôles de garce que lui faisait jouer son ex-mari Yves Allégret. Si le film ne fait pas l’éloge de l’infidélité, et encore moins celui du crime passionnel, il invite tout de même à reconsidérer la place de l’épouse dans le foyer, autant sur le plan social que sur le plan légal (« j’ai épousé Thérèse, c’est pour la vie, c’est mon droit et je la garde » s’emporte Camille dans le train). C’est indéniablement ce qui fait la force de ce film, offrant par ailleurs un retour en grâce de Marcel Carné auprès de Georges Sadoul qui salue à juste titre « sa meilleure réussite de l’après-guerre ».

25 réflexions sur “Thérèse RAQUIN

    • Bonsoir Frédéric,
      Simone est très belle dans ce film. Elle l’a d’ailleurs tourné au tout de début de sa rencontre avec Montand. Elle avait levé le pied sur les tournages, voulait un peu casser avec les rôles de garce qu’on lui proposait, c’est pour cela qu’elle hésitait à accepter la proposition des frères Hakim (les producteurs du film). Je crois que le nom de Carné a fini de la convaincre (même si on sait que le metteur en scène n’était pas un tendre avec les acteurs).
      Après avoir vu la version de Park Chan-wook, cette « Thérèse Raquin » façon Carné montre une autre lecture du roman, presque plus éloignée de l’œuvre d’origine que ne l’est la version « vampirique » coréenne. Elle a été diffusée, il y a peu sur Arte, peut-être est-elle toujours accessible en replay.
      Très belle soirée à toi, à bientôt.

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    • Il paraît cela. Je crois même qu’il a connu ses premières gloires cinématographiques dans un film où il joue un joueur de foot.
      Pas de ballon, pas de but dans « Thérèse Raquin », mais un Raf Vallon qui tient plus que tout à interpréter son rôle sans doublage ! Une belle performance aussi.

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    • C’est certain, à l’époque il était impossible de montrer les horreurs décrites dans le roman de Zola. Celui-ci a d’ailleurs été reçu de manière plus que houleuse par une bonne partie de la critique.
      Même si certains éléments ont été gommés et transposés, cela n’a pas empêché, aux dires de Carné dans ses mémoires, certains spectateurs de s’indigner de l’immoralité du crime commis en voyant son adaptation.

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  1. Pourquoi dis tu que ce film permet à Simone de rompre avec ses rôles de garce ? Dans mon souvenir même si elle est victime de ce mariage pas glorieux, elle est encore une manipulatrice sournoise non ? Ou j’ai oublié.
    Je ne l’ai pas revu malgré ses diffusions récentes.
    J’ai le souvenir d’un pas très bon film. Des yeux de Sylvie qui finissent par devenir risibles et d’un Raf Vallone pas terrible acteur malgré une légère ressemblance avec Burt.
    Et Simone, encore si bell.

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    • Tu l’as vu il y a trop longtemps. Revois-le
      Dans le film, Thérèse n’est pas la manipulatrice du roman justement, ce n’est pas elle qui pousse Laurent à assassiner Camille (en cela, « Thirst » et ses vampires sont nettement plus fidèles à l’esprit du roman). J’ai souvenir de Simone en cavalière(euse ?) dans « Manège » d’Allégret où elle est nettement moins épargnée par le scénario. Et, de mémoire, « Dédé d’Anvers » c’est pas mieux. Ici, on a davantage pitié d’elle.
      Sylvie est formidable, et la ressemblance entre Vallone et Burt n’est pas immédiate (nettement plus footeux que notre Guépard). Mais c’est vrai que sur certains clichés de presse…

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