La VIE AQUATIQUE

Le Cousteau dans l’eau

« C’est au creux d’une cicatrice que vit Bill Murray. Là, à mi-chemin entre son nez et sa bouche, dans cette demi-lune où s’incurvent les rêves, dans ce sourire inversé où s’échouent les mirages, cette balafre ambulante en forme de larme, d’où jaillissent des territoires engloutis, des poissons au visage d’enfant, des carcasses de navires sur lesquels des capitaines au sabre de caoutchouc, des trappeurs sous-marins, des prophètes sans dieu et autres chasseurs de nuages, tous ceux dont la quête d’un trésor prend la forme d’un rêve éveillé, ont choisi d’embarquer. Bill n’est pas un acteur. Il est un paysage. »

Alexandre Steiger, Sans Bill ni Murray, Editions Leo Scheer, 2020.

Des méduses phosphorescentes et des bancs de poissons roses, un iguane amphibie et une raie étoilée, des crabes rayés qui se disputent sur la plage et un bel hippocampe arc-en-ciel baignant dans un verre à champagne, le petit théâtre de « la Vie Aquatique » ne manque pas de récifs lorsqu’il est revisité par Wes Anderson. La faune qu’il observe est fort curieuse, pour le moins étonnante. Mais il ne se contente pas de rester en surface, il aime aussi sonder les profondeurs, visiter les épaves englouties qui gisent dans les abysses des personnages. En route pour un périple en miniature qui nous emmène au bout de la terre. Bienvenue à bord et vogue le navire !

Steve Zissou sera notre guide principal, le commandant de bord, le pacha au bonnet rouge. Toute ressemblance avec un célèbre océanographe accroché au rocher monégasque n’est évidemment pas fortuite. « La Vie Aquatique ne rend pas un petit hommage à Cousteau. Elle lui rend un grand hommage. » confessait Anderson au site Allociné. « C’est lui qui a inspiré ce film. Enfant, j’étais fou de ses reportages télévisés. C’est l’un de mes héros. » Pas étonnant qu’il confie le rôle à Bill Murray, une autre figure tutélaire présente dans chacun de ses films, père spirituel qui prend ici les commandes du navire.

C’est peu dire qu’il offre à son ami Wes le meilleur de son flegme proverbial : entre marin mélancolique et joli cœur plus poivre que sel, il montre la voie à son élève tout en pointant le doigt vers l’horizon. Un gros poisson que ce Zissou, qui explore les abysses avec dans les oreilles une musique de (grand) fond synthétisée par un ancien Devo. Parfois, il prend les commandes de son yellow submarine pour une rencontre en tête à tête avec le squale géant qui a croqué son partenaire de vagues, son frère de la côte. Moitié Achab, moitié Quint, il décide de partir en chasse, ivre de vengeance, la dynamite entre les dents. Zissou a jeté son âme à l’amer, son désir de vengeance devient une idée fixe entraînant dans ses filets tous ses fidèles et autres recrues de fraîche date.

Wes Anderson s’invite à bord, invente un équipage hétéroclite recruté à l’internationale et une vie de couple qui tangue. Puisque Noah Baumbach est aussi de la partie pour co-écrire le scénario, pas étonnant que le torchon brûle entre Steve et Eleanor. Bientôt les Zissou se séparent, et c’est Anjelica Huston qui plie bagages, comme le fit en son temps Etheline au royaume Tennenbaum. Il faut dire que le showboat du Belafonte aime les African queens, et toutes les filles du port surtout quand elles sont jeunes et fraîches. Rien n’arrête le séducteur à la barre, pas même une journaliste enceinte jusqu’aux yeux venue faire un reportage sur la vie des bonnets rouges. Cate Blanchett en verra de drôles sur cet ex-bateau de guerre, moitié chasseur de fonds marins, moitié studio flottant. On n’y danse pas le calypso, mais plutôt sur des reprises de Bowie gratouillées façon bossa par le Brésilien Seu Jorge qui, tel Kirk Douglas face à son otarie dans « 20 000 lieues sous les mers », se charge de la sérénade. « Is there life on Mars ? » se demande-t-il tout de même au moment d’un suprême aveu de filiation qui va changer la donne de l’équipage. Ned serait donc le fils prodigue ? Un orphelin monte à bord, Zissou le prendra sous son aile comme le fera en d’autres temps Monsieur Gustave à l’égard de Zéro au « Grand Budapest Hotel ». Wes Anderson dit s’être inspiré de son frère pour composer ce personnage qu’il confie logiquement à un autre fidèle de son équipage : Owen Wilson sera ainsi l’ancien cadet de la Fondation Zissou, devenu pilote de l’air en quête de père.

Le cinéma d’Anderson doit autant à sa fantaisie comique qu’à ses copains d’à bord (qu’on se le dise au fond des ports). Le réalisateur a beau chercher l’inspiration au large, ses thèmes de prédilection (autour de la famille en crise principalement) ne quittent pas son sillage, tel le couple de dauphins qui escortent le Belafonte. De la cale à l’éperon, chaque recoin du bateau, en long, en large et en coupe transversale sera visité façon documentaire de carton-pâte. C’est comme si la vie de Zissou et de ses acolytes n’avait plus rien à cacher : des baisers sont épiés au travers des hublots, on se prélasse sur les canots de sauvetage, on assiste à la mort en direct, les rivalités se règlent à coup de mornifles entre deux ponts. Ceux qui se disputent les faveurs du grand Z feraient n’importe quoi pour s’entendre dire « I want you on team Zissou. » Dans cette odyssée improbable, entre clichés poussés jusqu’à leur paroxysme et tendre confession des âmes blessées, Anderson n’hésite pas à jouer les flibustiers pour faire la nique à la concurrence (parfaitement incarnée par un Jeff Goldblum en apnée), à faire parler la poudre, gicler l’hémoglobine et hurler les Stooges quand il faut se sortir des griffes des pirates.

Cette « Vie Aquatique » navigue dans les eaux troubles et non sécurisées de la satire sans jamais manquer de respect. Chaloupée comme jamais, elle se « dandyne », s’amuse des clichés tout en gardant le sel des plus belles épopées. Laissant ses affaires de famille sécher en Amérique, Anderson quitte la terre ferme pour voir si le burlesque a aussi le pied marin, emportant ses idées, ses névroses et son maniérisme pour leur faire voir du pays. Le moins que l’on puisse dire, c’est que depuis il n’a plus touché terre.

21 réflexions sur “La VIE AQUATIQUE

  1. Belle préparation au « The french dispatch » … je me réjouis déjà des métaphores que tu utiliseras alors….franchement pour avoir sorti le mot « mornifle » qui comme tout le monde le sait vient de l’occitan (museau groin ==> mor I morre) de de « nifler » (donner un coup de nez) … c’est du grand. Tu ne berlandes pas en effet ni fourganes non plus…..

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    • 😂 Merci !
      J’ai bien peur d’être beaucoup moins expert en Occitan que tu ne l’es.
      Effectivement, il me semblait opportun de publier cet article en sous-marin quand le bain critique s’écharpe au sujet de « The French dispatch ». L’éternelle querelle entre le fond et la forme, de plus en plus soignée chez Anderson. Quant aux histoires, il me semble qu’elle prenne de plus en plus le large des rives familiales pour gagner les eaux dangereuses de la politique. C’était le cas au « Grand Budapest Hôtel » , et même sur « l’île aux chiens » dans une certaine mesure, cela semble prendre une tournure similaire dans « The French dispatch ».

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  2. Quelle remarquable chronique ! Rien à ajouter, si ce n’est qu’elle me donne envie de revoir le film, que j’avais bien aimé lors de ma première « voyure », mais qui mériterait sans doute que j’y revienne un jour.

    Bon, d’ici là, j’ai tout de même pas mal d’autres Wes Anderson à attraper dans mes filets. Et, de cela, tu donnes envie aussi. Merci !

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    • Merci beaucoup Martin.
      Je suis heureux de voir que cette plongée dans l’univers si singulier de Wes Anderson t’a redonné l’envie de feuilleter à nouveau sa filmographie.
      « La vie aquatique » contient en germe les éléments constitutifs et l’imagerie si particulière de ses films suivants. Il m’en reste également quelques uns à voir et c’est peu dire que j’attends avec impatience la sortie de son « French dispatch ».

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  3. Une très belle chronique de ta part. On ressent toute ton admiration pour Wes Anderson, ce réalisateur si original. J’avais bien aimé son précédent film. Dans celui-ci, il y a Bill Murray, un acteur que j’adore depuis Lost in translation le sublime film de Sofia Coppola. Il balade son éternel spleen de film en film. Le casting du nouveau Wes Anderson est impressionnant. Willem Dafoe, j’aime beaucoup également. Il avait campé sur Netflix un Van Gogh épatant de justesse. Merci une nouvelle fois pour tes critiques de films qui, très sincèrement, sont bien meilleures que dans nombre de magazines de cinéma. 😊🌞

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    • Merci beaucoup Frédéric, tes compliments me touchent profondément. 😊
      Pour moi, Bill Murray c’est aussi le génial Professeur Venkman dans « SOS Fantômes » 😄 ou l’humour est sans plus premier degré, mais l’attitude reste quelque part la même. J’ai mis en exergue cet extrait d’un livre sur l’acteur sorti l’an dernier et qui traduit magnifiquement la palette d’expressions qui traversent cet acteur. Bill Murray, c’est un océan à lui seul.
      Je n’ai pas vu ce « Van Gogh » sur Netflix. Dafoe doit se fondre parfaitement au rôle je pense, mais mon souvenir de cinéphile ira toujours vers Kirk Douglas et Jacques Dutronc qui sont peut être ceux qui ont le mieux imprimé leur marque sur ce rôle.
      Je te souhaite une très belle journée.

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        • « La vie passionnée de Vincent Van Gogh » est sans doute un des plus beaux films que Douglas ait tourné, extrêmement poignant et surtout très différent des autres rôles que pouvait jouer l’acteur habituellement. C’est le film que j’avais choisi de présenter sur le Tour d’Ecran à l’annonce de sa disparition.

          En parlant de Kirk Douglas, il me vient une anecdote qui montre que nous prenons de l’âge. J’ai entendu ce matin à la radio une présentatrice qui évoquait justement Kirk Douglas( je ne sais plus trop pour quel sujet) et se sentait obligée de le présenter comme étant le père de Michael Douglas. Il fut un temps où on aurait plutôt dit « Michael Douglas, vous savez, le fils de Kirk ». Le temps passe et les icones aussi… Mais Bill Murray, on ne l’oubliera jamais ! 😉

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