Le mal n’existe pas

Glamping / Paradis

« Si humble que soit votre vie, faites-y honneur et vivez-la, ne l’esquivez pas et n’en dites point de mal. Elle n’est pas aussi mauvaise que vous. C’est lorsque vous êtes le plus riche qu’elle paraît le plus pauvre. »

Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les Bois, 1854.

Depuis des temps immémoriaux, le mont Fuji est considéré comme un pic sacré, point de jonction de la terre et du ciel, source d’inspiration artistique majeure. Poèmes, tableaux, chansons ont été composés en son honneur ; il fut donc naturel à Ryūsuke Hamaguchi, à l’occasion de sa première grande excursion loin des immenses conurbations, de se placer sous son autorité magmatique. Dans « le Mal n’existe pas », le volcan n’est qu’un motif lointain, un élément de paysage, qui apparaît de-ci, de-là par la lunette arrière d’une voiture. Mais la montagne est au premier plan, ainsi que ses forêts giboyeuses et sauvages. Pour la première fois, le réalisateur répond à l’appel, revient aux racines, suit une symphonie du fond des bois menant au ruisseau qui lie l’homme à son milieu naturel.

Lorsque l’on a quitté la capitale japonaise, que l’on se promène dans les hauts, en pleine nature, un œil exercé pourra croiser toutes sortes d’essences utiles à connaître. Les mélèzes sont noirs, les érables sont rouges, il faut savoir distinguer les mauvaises baies du wasabi sauvage, excellent pour relever les plats. Même lorsque l’hiver est rude, lorsque le pas lourd fait s’affaisser la neige en un craquement qui rompt le silence laissé par la faune endormie, la forêt recèle de ces trésors. Takumi-san sait cela. Il sait fendre la buche d’une frappe, il connaît les endroits escarpés d’où sourd une eau pure, idéale pour la cuisson des udons. Il coule des « perfect days » pour dessoûler de son vague-à-l’âme, « homme à tout faire des gens du coin » mais sûrement pas gardien des lieux. Tout ce qu’il sait, il l’enseigne seul à sa fille Hana qui a l’habitude d’aller baguenauder sur les pas de son papa quand celui-ci a oublié de la récupérer à la sortie de l’école.

Ryô Nishikawa ouvre des grands yeux curieux comme ceux que peuvent avoir les fillettes de huit ans. Sur les épaules de son père, elle s’initie quand d’autres préfèrent attendre en jouant à « 1, 2, 3 soleil ». En l’emmenant avec lui sur les sentiers à peine tracés sur les flancs des monts Yatsugatake, le taiseux montagnard Takumi (Hitoshi Omika, d’un flegme impérial) prépare Hana à vivre en symbiose avec son milieu, à s’en nourrir sans en abuser. Les bruits de la forêt complètent l’entrelac des cordes de la bande-son, les harmonies coulent de source. « Le film a été tourné sur les lieux où je compose » explique Eiko Ishibashi au Monde, compositrice et expérimentatrice d’avant-garde, complice musicale de Hamaguchi au moins depuis « Drive my car ». Elle est à l’origine d’une commande d’images pour accompagner ses concerts. « Je suis allé la voir chez elle, à la campagne, complète Hamaguchi dans les Cahiers du Cinéma, et j’ai compris le lien entre sa musique et la nature. J’ai alors écrit le scénario. » 

« Le Mal n’existe pas » forme ainsi un grand orchestre alternant temps forts, puissants, et silences, pauses contemplatives. Le film se présente avant tout comme un conte éducatif, une promenade en forêt à la lisière du monde des esprits (frontière invisible qu’humain et animal se refusent à franchir) prenant un tour magique lorsque la mise en scène s’y met (ou comment, en un travelling habile, Hamaguchi fait apparaître Hana sur le dos de son père qui la cherchait). Le montage se calque sur le tempo de la nature, les plans s’écoulent au fil de l’eau, les personnages habitent les plans fixes durablement, paisiblement. L’ennui se ferait presque ressentir si cette quiétude n’était pas interrompue soudainement. Puisque la vie est faite de ruptures, de coupes nettes et tranchantes comme la hache qui s’abat sur le rondin, le réalisateur ne prend pas de gants pour casser le rythme.

Champs, contre-champs, gros plans et plans d’ensemble viennent quadriller la réunion de la discorde, l’annonce d’un déséquilibre dans l’harmonie naturelle des lieux : un projet d’aménagement touristique de luxe pour citadins qui veulent se mettre au vert, une envie de nature pour une société en quête de profit. Cette lubie commerciale porte un nom des plus ridicules : glamping, alliage contre-nature de glamour et camping. Pollution, perturbation de l’écosystème : à la méditation philosophique succède le temps de l’écologie à défendre, une brève réflexion sur le capitalisme galopant et destructeur sans pour autant virer au zadisme. Le metteur en scène en profite pour introduire de nouveaux personnages à son script : Takahashi et son assistante Mayuzumi viennent de Tokyo pour vendre le concept aux autochtones.

Ils ont grandi dans le monde des médias, de la mode, des technologies, du cinéma (Takahashi est un ancien acteur, devenu ensuite agent), ne connaissent rien à la vie rurale. Ils se sont construits dans des espaces réduits, leur champ de vision est à l’avenant. Mais au-delà de tout, ces urbains en mal de reconnexion passent une bonne partie de leur temps au volant, dans l’habitacle étroit d’une voiture, situation si familière à l’auteur de « Drive my car ». Espace des confidences, des conversations où chacun regarde devant soi et déverse son mal-être comme si l’on se parlait à soi-même, pour combler un vide existentiel. Là où les gens de la campagne vivent de solidarité, ces gens de villes semblent seuls face à leurs problèmes, solitaires et même célibataires désespérés. Hamaguchi filme Takahashi et Mayuzumi côte à côte lors de la réunion, mais isolés, vulnérables, là où les gens du cru se montrent unis, parlant d’une même voix, exigeant des garanties, des réponses. 

Les villageois sont en nombre, rassemblés autour de leur maire, un ancien qui a sa théorie sur le ruissellement. On peut toujours tenter d’en atténuer les effets, mais quand le mal est fait… Alors, la nature, jusqu’ici de toute beauté, se braque, regimbe, panique. Un épais brouillard se lève qui efface les hommes, sans faire de distinction, sans concession aucune. La nuit tombe sur une forêt qui avale ses habitants, devenue effrayante et dangereuse. Le miroir du lac reflète un devenir bien sombre. Mais Hamaguchi n’est pas un nihiliste, encore moins fataliste, il est un poète de l’image qui s’accroche aux traces de vie. Tant qu’il reste un peu de souffle…

30 réflexions sur “Le mal n’existe pas

  1. Et bien, il semble que tu avais bien besoin de cette balade en forêt 🙂

    C’est admirable la façon dont Takumi (l’acteur est non professionnel et doit vivre au fond d’une forêt) tranche le bois. J’aimerais essayer sa très efficace méthode qu’il enseigne à l’homme des villes.

    Il est drôle lorsqu’il se frappe la tête parce qu’il a oublié d’aller chercher sa fille. Et puis… ça n’est plus drôle du tout.

    Je les ai trouvés touchants les citadins solitaires qui vendent du glamping (terme ridicule je t’agrée mon canard car je me demande où se trouve le glamour d’aller polluer l’eau pure avec son caca… je résume) sans en imaginer les conséquences.

    C’est beau, somptueux, passionnant, instructif et j’adore cette façon respectueuse d’échanger des points de vue opposés.

    Merci d’évoquer LE perfect film…

    Tu ne dis rien de cette fin que je continue de trouver impardonnable, ratée, inexplicable, injustifiée, brutale à plus d’un titre…

    du monde des esprit

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      • Absolument, dès le début je me suis dit que le fait « d’oublier » aurait un sens dans la suite. Et le Prince fait très justement observer que les enfants jouent à un, deux, trois soleil pendant qu’Hanna s’intéresse à la couleur des mélèzes et des érables… et moi je tremblais de voir la petite rentrer seule (avec l’accord de l’instit’).

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  2. Bonjour Prince Ecran Noir. J’ai vu ce film il y a quelques jours et j’ai apprécié cette atmosphère de forêts, où la nature magnifique peut devenir menaçante, dangereuse. Le propos écologiste/militant me semble secondaire par rapport à la poésie des images, de la musique. La fin est quand même très bizarre et nous étions nombreux dans la salle à nous interroger. En tout cas, ta chronique est passionnante et rend bien compte de la beauté du film. Excellente journée à toi !

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  3. Bravo. Merveilleuse évocation pour un film lui-même merveilleux (et très belle citation the Thoreau en exergue).

    Rien d’autre à dire, ce film est un poème , une ode à cette nature magnifique, nourricière mais aussi dangereuse.

    Le cinéma japonais a encore frappé, encore un autre immense artiste qui sort de cette pépinière. Je m’en doutais après avoir vu Drive my car, mais là Hamaguchi confirme de la plus belle des manières.

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    • Merci beaucoup,

      Le cinéma asiatique ne nous aura pas déçus ces derniers temps. Que les films viennent de Corée ou du Japon, ceux qui nous parviennent sont souvent d’excellente qualité en effet. Et parmi eux, quelques auteurs comme celui-ci qui font le bonheur des festivaliers (« Le Mal n’existe pas » : Grand Prix du Jury à la dernière Mostra).

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  4. Je n’aurai pas l’occasion de le voir, mais rien que l’affiche de ce film me touche beaucoup, je la trouve pleine de poésie et de mystères ! À ce que je lis de ce sublime retour, le film est tout aussi extraordinaire…

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    • Bonjour Strum,

      La question reste en suspens, chacun peut suivre le chemin qu’il souhaite. Il est vrai que la lumière s’éteint, là où elle inondait la forêt à l’ouverture.

      Tu es sans doute bien meilleur spécialiste du cinéma de Hamaguchi que je ne le suis, il me reste bien d’autres de ces films à explorer.

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