PERMANENT VACATION

A la dérive

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« Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités ; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains ! »

Comte de Lautréamont, les chants de Maldoror, 1868-1869

C’était au temps où Tom se faisait appeler Verlaine et Amos portait le nom de Poe. A cette époque, New York était en proie aux créatures underground, aux poètes maudits du punk qui citent Baudelaire, Rimbaud et Jean-Luc Godard. En remontant des caves enfumées de Downtown, l’oreille interne étourdie par le sax plaintif des Lounge Lizards, le tout jeune Jim Jarmusch choisit de faire de ce terreau fertile son territoire d’expression, l’objet évident de son film de fin d’études. Vagabond dans l’âme et curieux de nature, le petit gars de l’Ohio à la toison pas encore blanchie, s’installe entre Bowery et Christie Street, tel un touriste en « Permanent Vacation », pour s’imprégner de l’humeur des lieux. Pellicule dans le chargeur et lunettes noires en position, il nous fait faire le tour du quartier.

On a tendance à oublier que New York n’est pas franchement à la fête à la fin des années 70. La pomme se gâte à bien des endroits, des blocs entiers se délabrent, certains terrains deviennent vagues et laissent pousser des herbes folles dans le no man’s land de la No Wave. Peu à peu, la cité devient bipolaire, avec d’une part ces troupeaux de cols blancs qui descendent à Wall Street pour faire du business, et de l’autre ces transversales crasseuses, aux chaussées défoncées et aux murs miteux. C’est à cet endroit qu’apparaît Allie Christopher Parker, freluquet à la démarche décontracte, chemise rayée tombant négligemment sur un jean duquel dépasse la bombe aérosol qui servira à signer d’une trace son passage.

« Total Blam Blam ! » claquent les lettres en majuscules jaunes, laissant deviner l’humeur instable de celui qui a trop attendu, prêt à tout plaquer après une dernière ronde de nuit en « after hours ». Dès l’ouverture, le contraste est saisissant, le désenchantement l’emporte sur le beau côté des choses. Au hasard de ses pérégrinations, Allie Christopher Parker (interprète d’un personnage qui n’est autre que lui-même) rencontre un black dans un hall de cinéma de quartier qui joue « la dent du Diable » de Nicholas Ray (le mentor à filmer de J.J.) qui lui raconte une histoire d’effet doppler sur un saxophoniste suicidaire, de quoi lui confirmer qu’il n’est qu’un feu-follet dans ce dédale urbain en décrépitude.

Sans histoire ni structure véritable, « Permanent Vacation » avance au rythme de ses acteurs/personnages, selon une logique de collages inspirée des écrits de William Burroughs. Allie, désorienté et désenchanté, y cherche donc sa voie, tente de retrouver la route de briques jaunes qui dort sous le bitume abîmé des quartiers en souffrance. Il y a de l’espoir, sûrement, « somewhere over the rainbow ». De la mélodie féerique entonnée par Dorothy ne parviennent jusqu’ici que quelques notes bancales, sons désarticulés qui s’échappent du sax de John Lurie, classieux musicien des rues et Jarmuschien fidèle qui trimballe son instrument aux quatre coins de la ville. Dans Manhattan transformé en Spleen city, ses chuintements résonnent comme une malédiction qui colle aux basques d’Allie Parker, une marche funeste trempée dans un free jazz essoufflé qui lui donne de faux airs fantastiques.

C’est un visage inhabituel de New York, loin des fiers buildings dressés vers le ciel, que donne à voir Jim Jarmusch sous le grain épais de son 16 mm. De cette piaule misérable de Downtown où il avait coutume d’héberger le peintre errant Jean-Michel Basquiat à l’antre dantesque d’« Eraserhead » il n’y a pas si loin. Ici les carrosses disparaissent et les ombres lycanthropiques du magnifique « Wolfen » rôdent sur les ruines alentours, on ne serait même pas surpris de voir dépasser la face blême d’un Nosferatu à la fenêtre d’une façade décrépie dans le Lower East Side. Ces aires effondrées donnent à New York des airs de ville hantée, et traduisent déjà la préférence du cinéaste pour les « choses qui tombent en morceaux ».

A l’image de son environnement, s’offre le spectacle d’une humanité qui a traversé plus d’une saison en enfer, dont la morne existence devient l’essence esthétique de ce film expérimental tourné par un cinéaste en pleine maturation. Après un passage à l’asile d’aliénés qui n’a rien à envier au mouroir aperçu dans « l’Exorciste », on trouvera dans la faune étrange qui peuple cet « Underground USA », une latine semi-démente, la dégaine déglinguée d’un vétéran flippé, un immigré français à la recherche d’une nouvelle Babylone. Un vent de folie semble avoir soufflé sur cette partie de la ville où déambule Allie au pied léger.

Assimilé à « un déchet irregardable » par le directeur d’étude de la NYU, « Permanent vacation » est pourtant un vrai film « amateur » (au sens noble de celui qui aime), et porte déjà en germes les jalons arty de l’œuvre à venir. « Je vois la beauté dans l’effondrement » dit encore Jarmusch qui retrouvera bien plus tard ce goût pour les décors « stranger than paradise », les cadavres en cavale (« Dead Man ») et autres dandys immortels terrés dans les recoins abandonnés des grandes cités en banqueroute (« Only lovers left alive »). Pas de doute, dès ses premiers tours de manivelle, Jim Jarmusch apparaît déjà comme un cinéaste qui peut aller plus loin, un artiste en quête d’un Eden ailleurs. Pourquoi pas européen ? se dit-on en voyant s’éloigner les tours du World Trade Center dans le plan final.

Alors, « au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! » écrivait Arthur Rimbaud dans une de ses Illuminations.

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12 réflexions sur “PERMANENT VACATION

  1. J’aime beaucoup cette vision des États-Unis de l’époque, ce contraste avec le rêve américain, ça me plaît beaucoup et je serai très curieuse de voir ça ! Encore une fois, je ne connaissais pas, décidément, tu m’en apprends des choses 😃

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    • Une vision à la fois romantique et nihiliste (« I belong to the blank generation » chantait Richard Hell à l’époque), très empreinte de l’esprit décadent des poètes français du XIXème. Ce qui est frappant, c’est que Jarmusch n’a jamais vraiment dévié de cette voie, composant des récits en mouvement ponctué de rencontres, d’étapes, avec pour toile de fond cet appétence de déliquescence qui se confirmera sans doute à l’ouverture du Festival de Cannes avec « Dead Don’t Die ».

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    • Il faut !
      Attention, pour celui-ci il faut aimer les images brutes et l’esprit arty fauché. Mais c’est vraiment l’atmosphère d’une époque qui remonte à nous, cette idée que l’équipe de tournage baignait dans un bain artistique bouillonnant, surfant sur une No Wave déglinguée et rugueuse. Se dire que dans le hors-champ de la photo de l’affiche, où l’on voit Chris Parker qui danse, se cache un J.M. Basquiat qui roupille dans un coin, je trouve cela fabuleux.

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    • Bonjour Laura,
      C’est un New York de la fin des annees 70, la ville a depuis évidemment changé de visage. J’aime comment Jarmusch s’empare de ces espaces frustres, les poétise via sa caméra, ses prises de vues rêches. Le film sent l’expérience de fin d’étude, mais sa spontanéité est encore très efficace.
      On visionnage à l’occasion.

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