BENEDETTA

La chair et le sein

« J’ai toujours été très intéressé par les comportements sexuels. Qui ne l’est pas ? »

Paul Verhoeven

Il en aura mis du temps. Tourné voilà maintenant près de trois ans, « Benedetta », le tant attendu film de Paul Verhoeven, monte enfin les marches du Palais des Festivals avec son cortège de souffrance, de violence, d’exaltation et de polémique en puissance. Ce véritable chemin de croix parcouru par le film et son réalisateur n’ont fait depuis qu’attiser les attentes, exciter les espérances d’un landerneau critique chauffé à blanc par une simple affiche. Alors, Verhoeven, touché par la grâce de Dieu ou lubrique manipulateur ?

Avec ce Hollandais pour conduire la messe, on sait qu’il n’y aura pas d’interdit, pas de tabou mais assurément une large part d’ambiguïté. Il faut dire qu’il a déniché dans le récit sulfureux d’un procès datant du XVIIème siècle de quoi remettre un peu d’huile sur le brasier ardent de son œuvre tant controversée. Depuis toujours, Verhoeven aime s’aventurer dans les recoins réputés infréquentables de la nature humaine, proposant un cinéma souvent brutal et cru, certes teinté d’ironie, mais qui refuse de se voiler la face. Le sexe et le fait religieux font partie de ces sujets inflammables dans lesquels le cinéaste aime s’immiscer. Il a longtemps nourri le projet de tourner un film sur « Jésus de Nazareth » s’appuyant sur ses propres recherches et ramenant le prophète à sa condition de gourou manipulateur et illuminé. Lui-même ne sait pas très bien d’où lui vient cette passion pour la chose chrétienne, « s’il y a un mystère, c’est bien cela », admet-il au journal le Monde.

On aurait pu croire qu’avec l’âge, et en entrant au couvent des Théatines, il aurait choisi de s’assagir, de mettre de l’eau dans son vin de messe, mais il n’en est rien. Il faut dire que cette affaire exhumée par l’historienne américaine Judith C. Brown (que n’aurait pas reniée Diderot pour combler sa « Religieuse ») est le combustible idéal à l’expression de ses lubies artistiques. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Verhoeven aborde de front foi et lasciveté, délire mystique et homosexualité. Dans « le Quatrième Homme », film de sa première période hollandaise, il était déjà question d’un écrivain catholique très croyant mais miné par une coupable attirance pour les hommes et frappé de troublantes visions christiques. Celles-ci réapparaissent dans la vie tourmentée de la sœur Benedetta Carlini, jeune fille de bonne famille promise au « doux Jésus » dès le plus jeune âge mais qui découvre l’extase des plaisirs saphiques au contact d’une gueuse réfugiée au couvent.

Verhoeven trouve chez la virginale Efira un air de madone qui inspire l’écriture du rôle. Paul et Virgine, c’est une histoire qui remonte à « Elle », film dans lequel l’actrice belge faisait déjà une parfaite bigote. Cette fois, elle se livre corps et âme au rôle, épouse la robe de la nonne que le metteur en scène place sous le haut patronage d’une révérente mère interprétée par une Charlotte Rampling toujours impeccable quand il faut faire montre de rigueur et de sévérité. Et pour étourdir les sens de la sainte, Verhoeven opte pour une compatriote d’Efira, la vive et ardente Daphné Patakia en guise de partenaire de jeux. La vraie Bartoloméa sera la principale accusatrice au procès de Benedetta, mais c’est bien elle qui, dans le film, séduit la religieuse et lui offre le septième ciel en détournant habilement un objet de culte. A l’époque où l’on brûle des sorcières et des blasphémateurs à chaque coin de rue, c’est peu dire que la pratique est risquée, même à l’abri des regards indiscrets.

Dans le plus vertueux des monastères, il y a toujours un Judas qui sommeille, qui ne demande qu’à ouvrir l’œil et à vendre la mèche. D’autres serpents n’attendent que cela, prêts à cracher leur fiel et à propager le mal bubonique dans les lieux restés sains. La petite bourgade de Pescia en Toscane et son prévôt ambitieux s’imaginent déjà devenir la nouvelle Assise en voyant affluer pèlerins et pénitents dès l’apparition des premiers stigmates qui ensanglantent la religieuse. Olivier Rabourdin devra toutefois compter avec l’autorité du nonce confié à un Lambert Wilson toujours prompt à entrer en confession, tous deux familiers « des hommes et des dieux ». Il sera ici la parfaite antithèse du généreux frère Christian, un envoyé du pape pervers et licencieux qui ne se gêne pas pour agiter la « poire d’angoisse » afin d’obtenir des aveux.

Orgueil, mensonges, hypocrisie et concupiscence font ici bon ménage avec les prières, auxquelles s’ajoute la mascarade biblique lors de laquelle les girls de l’abbaye font le show en mettant des barbes postiches et en se donnant des airs d’anges en s’accrochant des ailes dans le dos. Si Verhoeven ne se prive pas pour tourner ce folklore en ridicule, il ne l’évite hélas pas lui-même lorsqu’il convoque le glaive du Christ pour faire gicler la chair et le sang, chevalier blanc en sandalettes qui vient pourfendre soudards et reptiles qui veulent s’en prendre à sa fervente adorée. Le réalisateur se montre en revanche bien plus inspiré quand il réveille la possédée, la dote d’une voix venue d’outre-tombe pour jeter l’anathème sur ses contempteurs, puis en glissant sa caméra au travers des voilages impudiques pour des conversations intimes qui nous ramènent au temps des « Diables » ou même de « Suspiria ». Même la musique d’Anne Dudley aux emballements parfois pompiers ne parvient pas à édulcorer la problématique du film, encore moins à éteindre la flamme du doute que Verhoeven entretient savamment tout au long du métrage.

Benedetta est-elle une sainte ou une perverse manipulatrice, ancêtre de Nomi, de Catherine Tramell ou de la veuve Christine dans « le Quatrième Homme » ? « Tous les deux » répond comme un seul homme Paul Verhoeven, un cinéaste qui n’a visiblement pas fait une croix sur ses démons.

59 réflexions sur “BENEDETTA

  1. « Les girls de l’abbaye » j’adore. 🙂 Tout comme ces petits détails qui montre qu’un couvent/un monastère ou tout autre lieu de prière est avant tout une affaire qu’il faut faire tourner, soumise aux exigences économiques d’ici bas.

    Je m’aperçois que je connais toujours aussi peu les premiers films hollandais de Paulo. Un irrécupérable garnement qui ne fait rien qu’à aller voir ce qu’il y a de cacher derrière le rideau des apparences :
    Qu’y a-t’il derrière l’uniforme de flic (‘Robocop’) ? Un homme.
    Qu’y a-t’il derrière les lumières de l’industrie du spectacle (‘Total Recall’, ‘Basic Instinct’, ‘Showgirls’) ? Des choses pas très propres.
    Et que se passe-t’il sous la robe des bonnes soeurs et autres représentants d’un culte ? La chair qu’on veut voiler, cacher, nier palpite de mille désirs.

    Au passage, ‘Basic Instinct’ a eu droit à une superbe restauration. La copie, splendide, a été diffusée sur la chaîne TCM cet hiver accompagnée d’un excellent documentaire donnant la parole aujourd’hui aux principaux artisans du film (Verhoeven, Stone, Douglas…). Bonus que l’on trouve également avec plein d’autres dans l’édition vidéo sortie par Studio Canal il y a quelques semaines (boitier Steelbook avec effet embossage du pic à glace, Blu-ray+4KUHD+livret).

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  2. J’adore le cinéma de Paul Verhoeven, que ce soit sa période hollandaise ou à l’international. Avec un petit faible pour La Chair et le Sang vu à sa sortie (un peu menti sur mon âge mais accompagné de mon père…) et qui ne m’a jamais lâché. Je verrais Benedetta histoire de voir si l’hostie a toujours le même goût.

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  3. J’adore Verhoeven, j’ai beaucoup aimé ELLE, récemment. J’attends son dernier film avec impatience. Les critiques extrémistes que l’on peut voir çà et là m’indiffèrent. Elles m’inspireraient plutôt la pitié.

    Merci pour cette critique !

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    • Il fallait s’attendre à ce que le chemin de croix du film passe par ces outrages critiques assez navrants. Heureusement, le public connaisseur saura aller au-delà de ces vaines polémiques qui accompagnent désormais chaque film de Verhoeven. C’est assez désolant de voir qu’à sortie, ils sont incapables d’évoluer.

      Merci à toi pour le commentaire. J’espère que tu auras l’occasion de le voir assez vite. En attendant, on peut lui souhaiter le meilleur pour le Festival.

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  4. Honte à moi, de Verhoeven je n’ai vu que sa période américaine, tout ses films depuis le mythique Robocop mais avant cela, j’ai jamais réussi à les dénicher, donc si par miracle t’as une adresse où les découvrir, je suis preneur. Concernant Benedetta, si Elle m’avais déçu à cause de la prestation affligeante d’Isabelle Huppert et un choix de lumière hasardeux comme si le réalisateur de Total Recall avait engagé le chef op de Plus belle la vie, force est de constater que cette histoire de nonne lesbienne tiraillée entre sa foi religieuse, ses sentiments amoureux et la folie qui la guette, m’a totalement conquis. Rajoute à cela un contexte compliqué, la peste noir et t’obtiens un chef d’œuvre du genre. Effira prouve définitivement que même une animatrice de téléchrochet peut devenir une immense actrice du même niveau qu’une Catherine Deneuve par exemple. J’espère qu’elle travaillera pour d’autres réalisateur aussi remarquables dans des films de cette acabits.

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    • J’avais bien aimé « Elle » sans être totalement conquis, je peux comprendre les réticences. Par contre tu es un peu dur avec Stéphane Fontaine (et avec Isabelle Huppert), il avait pourtant fait du beau boulot sur « un Prophète » notamment. C’est vrai que le travail de Jeanne Lapoirie est ici assez remarquable (ces scènes avec la comète procurent une dimension qui déborde sur le fantastique), développant une palette de couleurs qui rappellerait davantage la peinture flamande que la Renaissance italienne.

      Quant à Virginie Efira, j’étais pour ma part déjà convaincu par son talent (sa carrière d’animatrice est définitivement loin derrière elle) déjà visible dans « Elle » notamment, mais surtout dans « Victoria », « Sybil » et même « le grand bain », films que j’ai déjà évoqués ici.

      Concernant la carrière hollandaise de Verhoeven, j’avais acheté il y a fort longtemps un coffret dvd contenant presque tous ses films de cette période (auquel j’ai pu ajouter « Spetters » un peu plus tard). Je n’as tout regardé encore mais si tu peux le trouver, je te le conseille.

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    • Bonjour Dasola,
      Verhoeven est un cinéaste clivant, réputé pour son cinéma cru et violent sur des sujets sensibles. J’ai toujours aimé son point de vue libéré du politiquement correct. c’est même assez miraculeux qu’il ait pu affirmer également ces positions aux Etats-Unis à une certaine époque (ce qui serait sans doute impossible aujourd’hui).
      Tu me diras si ça te plait.
      Bon film et bon dimanche.

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  5. Bonjour Prince Écran Noir. Ta chronique est très intéressante et toujours aussi stylée ! J’ai aimé certains films de Verhoeven mais ne suis pas sûre de voir celui ci. L’histoire me fait un peu trop penser à « la religieuse » de Diderot, ce qui était audacieux au 18ème siècle car l’église catholique était très puissante à cette époque là, ce qu’elle n’est vraiment plus aujourd’hui. Pourquoi tirer sur les ambulances ?

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    • Bonjour Marie-Anne,
      Merci beaucoup pour ton sympathique commentaire, ça me fait toujours plaisir de lire que mon approche des films plait au lecteur. C’est un véritable encouragement. 🙏

      C’est vrai que le film rappelle beaucoup « la Religieuse » de Diderot dont l’adaptation (par Rivette si je ne me trompe pas) avait elle aussi fait scandale en son temps. Verhoeven pousse encore plus loin les limites de la décence en proposant ce portrait de Benedetta Carlini, et si son propos s’en prend à l’Eglise, c’est à travers elle toute l’hypocrisie d’un système majoritairement dirigé par des hommes qui est épinglé. Cela fait de sa religieuse une fière résistante dans l’Italie de la contre-réforme, certes habitée par une mystique délirante, mais aussi une sainte aux voies impénétrables dont on ne sait si c’est Dieu ou le Diable qui lui murmure à l’oreille. Et c’est bien cela qui est passionnant.

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  6. Et de trois ! Bon, celui-ci, je voulais le voir. De Virginie Elfira, j’ai entendu le plus grand bien à propos. Et j’aime beaucoup Charlotte Rampling.
    Ta chronique à fini par me décider ( je ne vais plus traîner)
    J’ai bien de passer, un vrai régal de lecture ces chroniques. MERCI.
    A bientôt !

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  7. Ah Verhoeven. Je prends, j’aime bien son cinéma (je n’idolâtre pas tout mais j’aime bien) et j’aime bien le bonhomme aussi., donc tout pour plaire.

    Je reste quand même sidéré qu’en 2021 le sujet soit encore, pour certains critiques, sulfureux. A l’époque du film de Rivette, pourquoi pas, mais maintenant cela semble d’un autre âge…

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    • Verhoeven est un type intelligent, et assez fin dans ses réflexions. Ça se ressent dans son cinéma.

      Ce n’est plus le sujet religieux qui fait se lever les indignés mais l’impudeur de certaines scènes. Le simple fait d’être un homme (qui a depuis toujours filmé des corps d’hommes et de femmes nus) le rend illégitime aux yeux de certain(e)s pour filmer l’amour entre femmes. Je crois hélas que les mentalités n’ont finalement pas beaucoup évolué en soixante ans (et même plus si on remonte à Diderot)…

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        • Je viens de voir le film (la semaine dernière).

          Verdict : le côté lesbiennes + dire du mal des cathos ne m’a pas semblé très innovant, en revanche, j’ai bien aimé les ressorts scénaristiques plus classiques que tu mentionnes : la lutte d’influence au couvent entre les « anciens » et les « modernes » et le fait de laisser une ambiguité sur Benedetta : est-elle une sainte ou une imposteu … imposteuse ? impostrice ?

          Donc en gros, pour moi, c’est bien, mais ce n’est pas canon.

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          • Je pense en effet que toute la saveur du film tient dans cette zone grise magnifiquement entretenue par le jeu de Virginie Efira et qu’aime tant cultiver Verhoeven. Lui-même n’est jamais avare de quelques images blasphématoires qui convoquent ses films passés (cette vision du christ n’est pas sans rappeler le rêve de Gerard dans « le quatrième homme ».
            Très envie de le revoir.

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  8. Un film tentateur pour le pêcheur que je suis troublé par Virginie Efira dans cette bande annonce😉. Verhoeven, c’est un sacré personnage. Ton texte pleins d’esprit est formidable à lire. Un film qui me tente pour son côté sulfureux même si Verhoeven, on le sait, est parfois outrancier. En plus, quel casting ! Avec Virginie Efira, filmé par Verhoeven, je ne Sais plus à quel sein (saint) me vouer😉 Belle soirée à toi 😊

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  9. De Suspiria à Benedetta, une idée de la foi qui me convient bien. Et puis si j’étais intrigué par la mystique Charlotte Rampling quand j’étais plus jeune, maintenant, elle aurait tendance à me faire peur, avec son regard pénétrant, ce qui n’est pas plus mal… Et ainsi je peux me ressourcer avec toujours la, de plus en plus, belle Virginie Elfira… Un très bon cru, j’ai succombé à la tentation, dix je-vous-salue-marie-ou-virginie…

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    • Tu as succombé à la Virginie pleine de grâce !
      C’est vrai que Mrs Rampling est assez intimidante désormais. Quant à Benedetta et sa passion du god(e), après avoir ensorcelé le spectateur, aura-t-elle réussi à convertir le jury cannois? Réponse lors de la grand messe de samedi.

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    • Il est certain que tu y retrouveras l’écho des orientations thématiques chères à Verhoeven.
      Je n’ai pas encore lu ton article sur « Showgirls » (j’ai prévu de le revoir bientôt, je le lirai sans doute ensuite), mais je l’imagine relativement lié aux lignes développées dans « Benedetta ».

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    • If you like his kind of cinema, you’ll find it in « Benedetta ». It’s a french production (just like « Elle » before), but it’ll surely be available in other countries. « Benedetta » was at the Cannes Film Festival but received no price unfortunately. The Jury was more seduced by another sulfuric french movie…

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  10. Comme tu le sais, il me fait très envie, même si je ne sais pas si j’aurai l’occasion de le voir…En revanche, comme toujours, ton avis est un véritable régal à lire, un petit bijou !

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  11. Verhoeven un peu moins coquin que d’habitude, mais toujours aussi fort en gueule. Beaucoup n’y voient qu’un film dézinguant le Clergé, d’autres une ode à la femme. Sauf que le film zigouille tout le monde. Les nonnes se bouffent littéralement la gueule pour savoir qui aura le pouvoir ou les faveurs du pouvoir. Le Clergé est tourné en bourrique tout en se disant que ça peut toujours amener des sous lors de la quête. Le système se fait tirer à balle réelle dès le début avec la question de la dot de Benedetta. Certains évoquent un côté kitsch, mais en même temps pour les scènes de rêves ou mystiques, je pense que cette imagerie correspond assez bien. Efira est géniale, mais c’est plus Rampling qui m’a scotché. Je le trouve parfaite en supérieure un brin fourbe et qui veut arriver à ses fins, ce qui l’amène à sa perte.

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  12. Pingback: Benedetta – Croire ou ne pas croire | Coquecigrues et ima-nu-ages

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