L’ETOFFE des HEROS

Ad astra per aspera

« La Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne peut vivre éternellement dans son berceau. »

Constantin Tsiolkovski, 1911.

Ils étaient des pionniers. Juste après que la guerre se fut mondialisée, alors que Houston et Cap Canaveral n’étaient encore que des paradis pour coyotes ou pour crocodiles, certains regardaient déjà ailleurs, plus haut et plus loin, défiant les limites fixées par les lois de la gravité. Réalisant le rêve de Jules Verne, ces Icare des temps modernes ont pour beaucoup été oubliés, leur nom parti en fumée dans le crash de leur appareil. Ils avaient pourtant tous « l’étoffe des héros » selon l’écrivain Tom Wolfe, cette substance indéfinissable qui dépasse de beaucoup la simple bravoure, et que tentera de mettre en relief le réalisateur Philip Kaufman dans un film fleuve, épique, historique et iconique, à la gloire des grands hommes, mais qui n’oublie pas que derrière chacun d’eux se trouvait aussi une femme.

Ils sont sept sur la photo officielle. Schirra, Carpenter, Slayton se sont déjà évaporés dans l’éther de la mémoire collective. John Glenn, Alan Shepard, Gus Grissom et Gordo Cooper auront su s’imposer davantage, le premier ayant poursuivi une carrière politique (et même tenté un temps de briguer le fauteuil de la Maison Blanche), le second en prenant part à d’autres vols habités, le troisième, hélas, en disparaissant tragiquement dans l’accident d’Apollo 1 (moment tragique relaté dans le magnifique « First Man » de Damien Chazelle). Mais c’est aussi parce que tous les quatre seront incarnés à l’écran par des acteurs au charisme indéniable. Ed Harris, Scott Glenn, Fred Ward et Dennis Quaid n’étaient pour la plupart que des seconds couteaux à l’époque, des aspirants à la notoriété. Le film de Kaufman les a installés tout en haut de sa fusée, les a exposés à défaut de les propulser au rang de star (l’insuccès public du film en est sans doute la raison première). Vingt ans après l’envol de l’ultime mission du programme, il redonnait vie à ces « Mercury Seven », célébrés en leur temps, mais bien vite éclipsés par les géants qui foulèrent du pied l’astre de nos nuits.

Elles sont sept également, dans une pose similaire, mais cette fois la photo n’est pas destinée à orner le wall of fame de la NASA. C’est plutôt en couverture de Life magazine qu’on les verra, à la rubrique people, autre forme de célébrité, subie plutôt que désirée. « Nous sommes une équipe » voudrait laisser croire ce frimeur de Gordo Cooper (laissé au sourire ravageur de Dennis Quaid), mais Trudy, son épouse, n’est pas dupe. Bon gré mal gré, elle acceptera d’être sur la photo, mais refusera catégoriquement d’ouvrir la porte au vice-président Johnson lorsque celui-ci voudra s’afficher au côté de la femme de John Glenn. Des femmes qui se demandent bien à quoi peuvent servir ces hommes sinon à être des sources d’angoisse. Kaufman sait bien que le passage du mur du son a la même détonation que le crash d’un avion sur le sol, que la flamme qui grille la saucisse sur le barbecue pourrait bien être la même qui lèchera bientôt le corps du pilote/mari. Le réalisateur s’amuse du machisme de ces trompe-la-mort. Il malmène leur virilité en mettant leur corps à l’épreuve, dans de multiples séances de tests, supplices barbares qui met à mal leur assurance naturelle. Il filme avec une distance ironique ces hommes canons aux commandes de leurs engins de forme oblongue.

Mais par-delà cette concurrence puérile qui incite chacun à vouloir être celui qui ira le plus haut, qui se propulsera le plus loin, on devine dans le regard de leurs épouses un voile de tristesse, un nuage de mélancolie. La plus émouvante d’entre toutes, est sans doute Annie Glenn, interprétée par Mary Jo Deschanel, réfugiée dans un mutisme de nécessité, gênée par un fort bégaiement qui lui fait fuir toute forme de média. Elle laissera son mari être son interprète, un héros magnifique et charismatique confié à un Ed Harris aux manières de gendre idéal. Mais la plus digne est assurément cette cavalière qui ose défier le « fastest man alive ». Kaufman l’a laissée à Barbara Hershey, celle qui qui fut déjà femme de caractère en « Boxcar Bertha » dans le film de Scorsese. Cette indomptable amazone du Mojave partage la vie de Chuck Yeager, pilote désormais célèbre pour avoir « percé un trou dans le ciel », le premier homme, à bord de son Bell X-1, à sonner les cloches du mur du son. Dans l’œil de Kaufman comme dans le livre de Wolfe, il est le modèle, le grand frère de cette première génération de « voyageurs stellaires », le premier aventurier de ces marches perdues.

Pour l’incarner, il fallait un acteur à l’élégance folle, un cavalier seul, un westerner imbibé de « l’essence du cool ». Steve McQueen étant déjà parti piloter des bolides dans l’au-delà, le choix s’est porté naturellement sur le poète et dramaturge Sam Shepard. Si au côté de Terrence Malick il avait déjà fait « les moissons du ciel », la récolte ici s’expose sur le mur derrière le bar de chez Pancho’s : collection de portraits d’illustres inconnus qui ont brisé leur vie sur le mur de mach 1, emportés par ce démon qui, dit-on, vit dans les airs, secoue les avions et gèle les commandes au moment de faire le grand saut. La guerre a beau être froide à cette époque, elle fait tout de même des victimes. Dans ce rade du désert, à deux pas du cimetière, bar d’escadrille dont saura se souvenir Tom Cruise pour son « Top Gun : Maverick », traînent les fantômes de ceux qui cherchaient fortune en allant voir au-delà, et qui y sont restés pour de bon. La mort traine dans les parages : vêtue de noir, elle apporte les mauvaises nouvelles, ramène les hommes à leur condition de poussière.

« Je me rappelle avoir déjeuné avec Anthony Mann (…) Nous avons passé deux jours ensemble, c’était merveilleux. Et je me souviens qu’il m’a dit :  » Une scène dans un film n’a pas nécessairement besoin de dialogue. Gary Cooper sur un cheval, c’est une scène en soi. » Et quand j’ai tourné « L’étoffe des héros » avec Sam Shepard j’ai pensé aux paroles d’Anthony Mann. » 

Philip Kaufman à Michel Ciment, entretien réalisé le 15 février 1988.

Dans ce désert jonché de débris et d’impacts, entre cactus et coucher de soleil, Kaufman revient au western, genre qu’il avait abandonné à Eastwood en quittant le tournage de « Josey Wales, hors-la-loi ». Il gagne cette fois une autre frontière, histoire de faire la nique au futur « space cow-boy ». De la terre à l’espace, il y a pourtant une distance considérable, que le scénario nous fait bien sentir en s’étirant sur plus de trois heures, multipliant les stock-shots de fusées capricieuses, les maquettes d’aéronefs qui traversent des nuées artificielles sur fond de synthés planants et de mises à feu symphoniques conduites par la baguette du grand Bill Conti.

Kaufman évoque non sans humour et sous des traits souvent sarcastiques, la dimension politique qui préside au projet, se moquant volontiers des costumés de Washington (parmi lesquels se glisse un Jeff Goldblum que le réalisateur a sauvé de son « Invasion des Profanateurs »), faisant de cette course à l’espace, au-delà des couleurs qu’elle redonne au drapeau, une compétition animale qui renvoie l’homme à sa condition de primate, en concurrence direct avec le chimpanzé. Mais il est plus encore selon les dires du réalisateur à Michel Ciment : « Je voulais montrer des hommes qui conquièrent et contrôlent des machines ». « L’étoffe des héros » est donc bien le chaînon manquant qui relie « 2001 » à « Gravity », comme le suggère son ami George Lucas, admirateur de cette fresque qui, à défaut de nous emporter vers des galaxies lointaines, très lointaines, nous rappelle qu’avant de s’élever vers le firmament, il faut savoir garder les pieds sur terre.

28 réflexions sur “L’ETOFFE des HEROS

    • Il est le véritable héros, le « bang » initial qui perce le dôme céleste et ouvre la voie à la jeune troupe d’explorateurs. Et Sam Shepard, quelle présence en effet !
      Comme toi, je l’avais découvert à sa sortie et ce film m’avait emballé. Revu aujourd’hui, je trouve que la dimension patriotique est tout de même atténuée par une critique assez féroce des politiques (le vice-président interprété par Moffat est tourné en ridicule) et un regard teinté d’humour en direction des astronautes.
      Ravi d’avoir remis des étoiles dans tes yeux.

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  1. Bravo pour ce texte brillant. Un de plus.
    J’ai revu d’un oeil le film cette semaine, qui repasse régulièrement sur TCM ou une autre chaîne cinéma. Et bien il n’a pas pris une ride. Du grand cinéma qui s’apprécie toujours autant et à chaque vision. Je ne savais pas que le film n’avait pas rencontré le succès lors de sa sortie en salle. Je crois me souvenir par contre d’une couverture de Starfix avec Sam Shepard en couverture. Un Shepard qui effectivement n’a pas besoin de bavardage pour incarner son personnage. Et qui est bien plus crédible à l’écran que Tom Cruise dans ‘Top Gun : Maverick’. Pour le coup, je trouve que l’ambassadeur d’une tristement célèbre organisation mystique est bien plus dans la pose que dans l’incarnation d’un personnage. S’il se dépense sans compter physiquement Tom, du point de vue du jeu d’acteur il ne prend plus de risque depuis pas mal d’années maintenant.
    Au fait, d’où est tiré l’entretien entre Kaufman et Michel Ciment que tu cites ? As-tu lu le livre qui a inspiré le film ‘L’Etoffe des Héros’ ?

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    • Merci beaucoup 😀
      L’extrait d’interview provient du recueil « une renaissance américaine » qui compile une bonne part des entretiens que Ciment a menés avec des réalisateurs américains et publié pour la plupart dans Positif. Une mine.
      Pas lu le roman de Tom Wolfe, mais la vision du film m’a remotivé.
      Concernant Cruise, j’aurais du mal à te donner tort (particulièrement sur la scientologie, dont il ne fait pas publicité dans ses films, fort heureusement) même si je suis moins hostile que toi, au regard de sa carrière et de ses choix artistiques. « Top Gun : Maverick » est en passe de devenir le plus gros carton ciné, ce qui n’est pas pour me déplaire à vrai dire, à l’heure où Marvel colonise les salles et les plateformes nous privent de grands écrans. « Maverick » n’est sans doute pas très moderne, bourré de défauts et de grosses ficelles nostalgiques, mais quand on a du cinéma un peu rétro qui vous fait passer un bon moment en salle, moi j’adhère.
      Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’est pas privé pour puiser dans « The right stuff », sans parvenir au début du commencement de la cheville de Shepard. Il lui manque ce côté westerner ténébreux sans doute, mauvais garçon charmeur comme pouvait l’être aussi un Kris Kristofferson (qui a passé les 86 ans le mois dernier).
      Et puis publier cet article aujourd’hui, c’est aussi rendre hommage à tous ceux sans qui Neil n’aurait jamais laissé son empreinte dans le régolite.

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      • A propos de Cruise, pour le dire autrement, je trouve qu’il est dans sa « période Bébel ». Tout comme Belmondo lorsqu’il travaillait avec René Chateau, Tom Cruise se repose sur ses acquis. A quand remonte son dernier rôle hors de sa zone de confort ? Je dirais peut-être le ‘Walkyrie’ de Bryan Singer et ‘Lions et Agneaux’ de Robert Redford et revu cette semaine où il interprétait un politicien va-t-en guerre face à une journaliste (parfaite Meryl Streep) qui doute du bien fondé des interventions américaines post-11 septembre 2001. Avant ça il y eut ‘La Guerre des Mondes’ et ‘Minority Report’ de Spielberg et le ‘Collatéral’ de Michael Mann. Mais nous parlons ici de films remontant avant 2010.

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        • C’est sûr qu’en ce moment, entre ce « Maverick » et les deux volets M. I., il n’y a pas beaucoup de place pour les rôles plus « calmes ». Mais, à l’instar de Bébel, il a quand même réussi à trouver la recette d’un cinéma de divertissement très bien fichu, qu’il gère comme une écurie de F1 (avec des réalisateurs et scenaristes « maison »). Il faut dire qu’il a appris auprès des meilleurs (le Mapother a quand même sur son CV Kubrick, Spielberg, Mann, Scorsese et j’en passe…). Quand il s’en écarte, cela donne des aberrations du genre « la momie ».

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    • Grand merci 😀
      C’est vrai, beaucoup d’étoiles sur ces fusées qui prolongent, en quelque sorte, le rêve de Christophe Colomb. Même le ciel n’est plus une limite pour eux. Tout de même une pointe critique quant à la récupération politique alors qu’il sort pleine ère Reagan.

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      • D’ailleurs, j’ai revu l’Étoffe des héros en enchaînant avec le documentaire sur la mission Apollo présenté par Tom Hanks, puis les films Apollo 11, 13 et First Man, afin de faire un tour d’horizon très complet de cette époque glorieuse. Le Kaufman manque parfois de rythme mais son casting et sa musique le tirent vers le haut.

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        • Une bien belle série tournée vers la conquête spatiale ! Je n’ai pas revu « Apollo 13 » depuis tellement longtemps… J’aime énormément le biopic de Chazelle consacré à Neil Armstrong, je le trouve bouleversant.

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  2. Vu à l’époque…
    Je me souviens que j’avais été particulièrement touché par l’image (historique… ou pas?) de Chuck Yeager qui se trouve démotivé pour se relancer vers ses records de vitesse et ses exploits, grâce à ceux de ces premiers astronautes… Ah, jeunesse!
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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    • Il y a en effet une forte émulation entre Yeager et ces « mavericks » astronautes embarqués dans la mission Mercury. Le souvenir prégnant tient sans doute aussi beaucoup à l’incarnation hautement charismatique de Sam Shepard.

      Désolé pour la réponse tardive, le message s’était bizarrement retrouvé coincé parmi les « indésirables ».

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