FIRST MAN : le Premier Homme sur la Lune

L’étoffe du héros

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« Nous avons choisi d’aller sur la Lune. Nous avons choisi d’aller sur la Lune au cours de cette décennie et d’accomplir d’autres choses encore, non pas parce que c’est facile, mais justement parce que c’est difficile. Parce que cet objectif servira à organiser et à offrir le meilleur de notre énergie et de notre savoir-faire, parce que c’est le défi que nous sommes prêt à relever, celui que nous refusons de remettre à plus tard, celui que nous avons la ferme intention de remporter, tout comme les autres. »

John F. Kennedy, Rice University, Houston, Texas, 12 septembre 1962.

Les petits pas, Ryan Gosling connaît. L’ancienne tête à claques de chez Mickey a appris à se dandiner tant et si bien que sa carrière a fini par voler de succès en succès, en apesanteur au-dessus de l’observatoire Griffith dans « La la Land », décollage immédiat vers le ciel étoilé d’Hollywood. Ryan Gosling n’est évidemment pas le premier homme à décrocher la lune, mais pour le réalisateur Damien Chazelle, il est incontestablement le « First Man » idéal pour enfiler la combinaison de Neil Armstrong, le premier homme à strier du pied gauche le régolite lunaire. Restait alors à vérifier si le tumulte de la célébrité s’accorde avec la distante sérénité qui caractérise l’astre sélène.

A-t-on jamais vraiment su qui était celui qui prononça une des phrases les plus cultes de l’Histoire du XXème siècle, dans quel minéral était taillé l’homme sous le casque de l’astronaute ? C’est sans doute la raison principale qui poussa l’écrivain James Hansen à sérieusement se pencher sur cette face cachée du plus célèbre des pionniers américains de la conquête spatiale, un homme qui refusa toute sa vie d’être exposé à la lumière. « Les astronautes ne sont pas surhumains. Ils mènent une vie ordinaire et ont des personnalités variées » a dit un jour le très médiatique Buzz Aldrin, son équipier dans l’étroit module de commande d’Apollo 11. Janet, son épouse, pensait même avoir trouvé le profil idéal, elle qui aspirait à « une vie normale » comme le formule Claire Foy dans le film, ruminant son stress et se tuant la santé de cigarette en cigarette.

C’est autour de cette dichotomie que s’élabore le scénario écrit par Josh Singer (un des hommes du président Spielberg à l’œuvre sur les « Pentagon Papers »), mettant l’accent autant sur les aspects intimes et feutrés de la vie de Neil Armstrong que sur le barnum bruyant qui accompagne la course à la Lune. De temps à autre, la caméra lève la tête. Elle y aperçoit l’astre sélène, si loin si proche, territoire fascinant sur lequel on attend patiemment de pouvoir enfin de poser l’œil. Omnisciente, fixe et impassible, blafarde, la Lune observe le grand ballet humain, demeure stoïque face aux projets de conquête qui la concerne au premier chef.

Sa « stone face » renvoie à celle que nous montre Ryan Gosling de film en film, ce robotique acteur dont on se demande parfois s’il n’est pas finalement un de ces Réplicants sorti des usines de « Blade Runner 2049 ». « Quand on s’approche de son visage, on remarque le nombre incroyable d’émotions qu’il convoie, mais sur lesquelles on ne peut pas mettre le doigt. » remarque Chazelle. Il est la parfaite incarnation de ce « territoire neutre » (selon les mots du réalisateur) qu’était la personnalité taciturne et réservée de Neil Armstrong, homme à sang-froid propulsé dans un contexte de bruit et de fureur.

La carlingue tremble, les gyroscopes s’affolent, les alarmes hurlent et l’on se voit mourir à chaque seconde lorsqu’on se retrouve coincé avec lui dans la capsule exiguë qui file droit vers les étoiles. Cette musique concrète ne décourage pas pour autant le fidèle Justin Hurwitz qui puise cette fois son inspiration dans l’univers sonore de Philip Glass et compose à nouveau un thème porteur qui accompagne à merveille les exploits de ces conquérants de l’espace. Chazelle fait néanmoins le sacrifice des gracieux plans séquences de son précédent Musical pour préférer ici un filmage plus remué, manière de rendre moins confortable l’accès à ce contexte périlleux qu’il saisit caméra sur l’épaule. C’est aussi une manière très pertinente d’ancrer le récit dans la pesanteur du réel plutôt que de se laisser porter par l’élan patriotique de l’épopée cosmique telle que racontée naguère par Kaufman dans « l’étoffe des héros ».

Gravées dans le grain épais et les couleurs mordorées qui vibrent au diapason des archives de l’époque, les images montrent comment, progressivement, Armstrong se détache de la cellule familiale pour se jeter à corps perdu dans l’objectif Lune. Son éloignement est aggravé ici par la mort de la petite Karen, qui plonge le père de famille dans un état semi-dépressif. Il répond aux interrogations de ses deux fils comme il le ferait aux journalistes lors d’une conférence de presse, se prépare au pire sans se soucier de ses proches. Il devient l’ombre de lui-même, celle qui se projette sur la surface gris clair du sol lunaire et se reflète dans l’or de sa visière. D’essais Gemini en tests aéronautiques, en revêtant la tunique bleue de la NASA, Armstrong échappe à l’attraction terrestre, rejoint les territoires les plus froids, observe le givre sur le hublot qui trouble sa vision d’un monde mort, rebondit sur le bleu de l’atmosphère comme happé par le noir sidéral. Damien Chazelle montre, avec une évidente intelligence, comment il devient ce reclus volontaire qui va accéder à la postérité.

Les équations dans lesquelles le futur astronaute baigne à longueur de journées s’avèrent inopérantes à soulager ce deuil douloureux, elles n’ont pas la solution à tous les coups du sort. Elles supposent même certains sacrifices qui vont jalonner les différentes étapes du programme Apollo. Tandis que le Vietnam saigne, que le peuple américain se divise (« Whitey’s on the Moon » scande le poète afro-américain Gil Scott-Heron), la compétition spatiale engagée avec l’ennemi soviétique réclame aussi son dû en vies humaines. « Plus je me documentais, et plus le risque encouru et l’effort fourni m’ont paru démentiels » explique Damien Chazelle dans le magazine Première.

La dernière séquence tant attendue vient balayer toute forme de protestation, nous transportant avec un réalisme incroyable au côté des trois astronautes en route vers la Mer de la Tranquillité. La solennité historique du moment le dispute à l’intimité du drame personnel dans un geste formidablement émouvant où l’astronaute redevient homme. Un bond de géant vers l’humanité.

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37 réflexions sur “FIRST MAN : le Premier Homme sur la Lune

  1. Magnifique chronique.
    Mais le film me laisse perplexe.
    Il m’emporte et me fait dégringoler, m’écraser sans parachute.
    Inégal et parfois même décevant.
    Je n’en peux plus de cette réplique : ben alors papa tu ne seras pas là pour ma compétition de natation ? De ces femmes qui prétendent vouloir une vie normale et épousent un astronaute. De leur solidarité souriante : je t’apporte des cookies et je penche la tete pour démontrer que je comprends ta souffrance.
    Que ces scènes sont gnangnan et pénibles, vues 10 000 fois !
    Que ces hommes affirment être comme les autres c’est leur droit mais non, ils ne le sont pas.
    Ils ne vont pas au bureau que je sache . Faut pas nous prendre pour des canards sauvages.
    J’ai adoré la séquence : l’homme blanc est sur la lune… Et la musique aussi.
    Et notre Damien réussit l’allunissage. C’est déjà ça.
    Depuis 5 jours je ne sais que penser de l’interprétation marmoréenne de Ryan…

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    • Merci Pascale 🙂
      Je reconnais le caractère répétitif des scènes domestiques, l’épouse qui voit s’éloigner le mari, les gamins qui partent en vrille, et pourtant il y a quelque chose là qui me séduit : cette volonté de Chazelle (et du scénariste) de rattacher cette épopée au sol, de montrer que les vrais problèmes sont sur terre, et pas dans la gestion de l’alarme 1201. Et puis je trouve ces images très belles, avec ce grain épais que Chazelle oppose à l’extrême définition de la reconstitution des plans lunaires. La mise en scène plutôt réussie, et pourtant je ne suis pas très porté sur la caméra à l’épaule.
      Pour en revenir à Janet, lorsqu’elle aspirait à une vie normale, on peut la croire. Elle n’a pas marié un astronaute mais un pilote d’essais. Le scénario laisse entendre que l’engagement à la NASA est déjà une tentative de résilience de la part de Neil.
      Quant à la vie ordinaire des astronautes, on n’en est pas loin tout de même. « Ils partaient tester des machines mortelles et rentraient le soir sortir les poubelles » dit Gosling. Cela vient faire écho à ce titre curieux : « First Man », ce pourrait être le nom d’un nouveau super-héros (ce qu’il est aux yeux de beaucoup de gens, et en premier lieu des Américains), mais il n’est finalement qu’un homme ordinaire, pas très causant (pour le coup Gosling, sorte de nouvel Eastwood, est le parfait interprète pour le rôle), inconsolable, « out of this world » comme dit Janet à la presse.
      Enfin je trouve tout cela assez ambitieux et très bien mené sur la durée.

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    • Oui c’est très beau visuellement.
      Le coup de l’alarme à ignorer est un coup de génie je trouve. Une alarme s’emballe et… c’est pas grave les gars, show must go one. Dément.
      Le chagrin inconsolable, insurmontable et la superbe réplique : il serait hypocrite de prétendre que ça n’aura aucune incidence (de mémoire)… on y croit.
      Mais la psychanalyse de bazar associée, tu devrais prendre une semaine (ah oui ça va passer en une semaine ?), la résilience, les regards vers la lune (tu crois que si je me plante seul au milieu du jardin c’est que j’ai envie de parler à quelqu’un), la femme qui fume clope sur clope et le coup du bracelet, nooooooon… tout ça n’est pas bien subtil et trop insistant… pourtant tu sais comme j’aime pleurer au cinéma.
      Et épouser un pilote d’essai en pleine course à l’espace, ce n’est pas comme épouser un contrôleur des impôts.
      Sorry mais Sam Shepard tout aussi fermé avait une autre allure que Ryan…
      Et Ryan n’a rien à voir avec Clint. Zéro humour.

      Néanmoins ce film a quelque chose en plus que les autres n’ont pas.
      Il décroche la lune sans doute.

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        • L’engagement dans le projet lunaire de Neil vire à l’obsession en effet, pareille celle de Shannon dans Take Shelter. Out of this world, lui aussi. Mais dans le couplé Armstrong, la rupture entre les deux à lieu bien avant le lancement de Saturn 5, me semble-t-il.

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  2. Oui c’est très beau visuellement.
    Le coup de l’alarme à ignorer est un coup de génie je trouve. Une alarme s’emballe et… c’est pas grave les gars, show must go one. Dément.

    Le chagrin inconsolable, insurmontable et la superbe réplique : il serait hypocrite de prétendre que ça n’aura aucune incidence (de mémoire)… on y croit.
    Mais la psychanalyse de bazar associée, tu devrais prendre une semaine (ah oui ça va passer en une semaine ?), la résilience, les regards vers la lune (tu crois que si je me plante seul au milieu du jardin c’est que j’ai envie de parler à quelqu’un), la femme qui fume clope sur clope et le coup du bracelet, nooooooon… tout ça n’est pas bien subtil et trop insistant… pourtant tu sais comme j’aime pleurer au cinéma.
    Et épouser un pilote d’essai en pleine course à l’espace, ce n’est pas comme épouser un contrôleur des impôts.
    Sorry mais Sam Shepard tout aussi fermé avait une autre allure que Ryan…
    Et Ryan n’a rien à voir avec Clint. Zéro humour.

    Néanmoins ce film a quelque chose en plus que les autres n’ont pas.
    Il décroche la lune sans doute.

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  3. Très bon texte sur ce film qui à te lire touche davantage à l’histoire de » one man » plutôt que « the first man ». Une odyssée de l’homme vers l’attraction lunaire à la façon Chazelle. Ce dernier semble replacer l’individu dans sa réalité terrienne ou terrestre auréolé de sa part d’ombre et de lumière.
    Finalement la quête d’Amstrong ne fait-elle pas écho aux propos de Saint-Exupery : » le véritable voyage, ce n’est pas de parcourir le désert où de franchir de grandes distances sous marines, c’est de parvenir en un point exceptionnel, ou la saveur de l’instant baigne tous les contours de la vie intérieure ».
    Merci Princecranoir, tu nous as dessiné la lune. 😉.

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    • Merci surtout à Antoine pour cette jolie formule qui fait office de leçon de vie.
      Tu as lu juste mon cher Vincimus, « First man » n’est pas le récit d’un surhomme mais bien celui d’un père de famille à la dérive qui pense ne trouver son salut qu’en se projetant vers le ciel.
      Comme d’autres que moi l’ont souligné dans leurs textes, il se situe dans la lignée de ces hommes qui font le sacrifice d’une vie familiale pour assouvir leur passion et répondre à l’injonction de leur ambition. Au même titre que le batteur de « Whiplash » ou le pianiste de « Lala Land », Armstrong se donne corps et âme à la conquête de la Lune. How high the Moon comme dirait l’autre 😉

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  4. Je n’ai pas plus accroché que ça, je ne trouve pas le film si exceptionnel dans sa manière de concilier l’intimiste et la conquête sur la Lune. Le tout manque selon moi d’émotion et de rythme. Heureusement ça reste très bien mis en scène, porté par la formidable bande-originale de Justin Hurwitz.

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  5. C’est bien ce que je dis : on peut être touché parce que c’est impossible de ne pas être touché par le décès d’une petite fille. Mais pour moi c’est pas le film en lui-même qui me touche, c’est son sujet.

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    • Subtile est la nuance 😉
      Pas d’emballement de ton côté pour cette course à la Lune. Il est des voyages qui ne se commandent pas.

      J’ai dû te laisser également un post sur ton blog mais depuis qq jours, ils sont tous systématiquement spamés. Tu le trouveras sans doute dans les rebuts de ton administrateur… 😦

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  6. Pingback: [Rétrospective 2018/10] Le tableau étoilé des films d’octobre par la #TeamTopMensuel – Les nuits du chasseur de films

  7. Magnifique article pour un film qui m’a plutôt laissée de marbre. J’aurais aimé voir la beauté de ce film, je n’y ai vu qu’un voyage funeste, presque suicidaire, et beaucoup de désespoir. Après l’euphorie et la mélancolie de La La Land, la douche est plutôt froide. L’histoire est assez programmatique aussi, ce qui ne ressemble pas à Chazelle. Dommage… Peut-être mes attentes étaient-elles trop élevées après mon coup de cœur absolu pour La La Land. A laisser infuser et à revoir dans quelques temps…

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    • Merci beaucoup. Mais je reconnais qu’il n’est pas si surprenant qu’un film aux contours aussi funestes puisse laisser de marbre 😉
      Sous ses dehors colorés, l’affaire de Lala Land n’était pas si joyeuse en définitive, et celle de « Whiplash » pouvait quasiment s’apparenter à un film d’épouvante (avec JK Simmons dans le rôle de l’ogre gargouille). Alors pourquoi pas un biopic en forme de voyage vers le cimetière des étoiles, après tout, nous venons tous de là-haut.
      A laisser infuser sans doute, mais moi j’ai hâte de repartir à la conquête de la Lune.

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  8. J’ai enfin visionné ce film et j’ai adoré. L’objectif lune est une entreprise funeste et laborieuse, jalonnée de drames. La caméra introspective et analytique de Chazelle nous plonge non pas dans une épopée mais dans une quête intérieure douloureuse où la tragédie est continuellement mise en orbite. Les projets les plus fous ont également leur part d’ombre comme la face cachée de l’astre lunaire tant fantasmé.
    Chazelle dans sa sublime touche d’auteur a le mérite de démystifier l’événement, le rendre même désuet, le remettre à hauteur d’homme tout en se posant la question du bien fondé de ce projet et le prix à payer. La conclusion n’est pas apaisante mais nous fait être plus humain…

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    • Il y a 50 ans, un homme a marché sur la Lune, mais Damien Chazelle y voit une marche funèbre.
      La prouesse n’est pas minorée, ni même le courage (l’inconscience ? L’audace ?) de ces hommes. Mais l’angle est bien celui du deuil, car qu’est ce que la Lune sinon le territoire de la mort ? C’est un cailloux froid, impropre à la vie, qui orbite en silence autour de nous. A la conquête glorieuse répond le drame intime d’Armstrong, s’opposent les affres de la vie quotidienne, préoccupations plus terre à terre. Tu as oublié de dire à quel point Gosling est poignant dans ce film.

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