La Cérémonie

les femmes d’à côté

« Il y a chez vos gens de bien beaucoup de choses qui me répugnent, et non certes le mal qui est en eux. Je souhaiterais qu’ils eussent une folie dont ils dussent périr, comme ce pâle criminel. »

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885.

Quinze ans après « Cheval d’Orgueil », c’est le retour en Bretagne pour Claude Chabrol. Mais cette fois nulle bigoudène, pas l’ombre d’un chapeau rond, et c’est à peine si l’on entrevoit les remparts de Saint-Malo (hissez haut !) dans « la Cérémonie ». Comme toujours, Chabrol préfère les écarts, les petits coins discrets à l’abri des regards, où viennent se nicher les petits bourgeois de province, où se jouent les drames sordides et ordinaires. Une fois de plus il prouve que ce sont parfois « les petits sujets » qui peuvent engendrer les grands films.

« Chabrol montre le prolétariat de façon laide. La lutte des classes, ce n’est pas deux hystériques qui tuent une famille de grands bourgeois, enfants compris. Tuer une famille n’est pas un acte révolutionnaire, c’est un acte de malade mental. » Autant dire que le film n’a pas plu au jeune réalisateur Jean-François Richet, profondément irrité par l’enthousiasme critique suscité par ce Chabrol. Il faut dire que le réalisateur facétieux et un brin provocateur s’était fendu dans le dossier de presse d’un : « La Cérémonie est le dernier film marxiste. » De quoi en effet s’attirer foudres, faucilles et marteaux, et faire grincer le couteau entre les dents de tous les apparatchiks.

En s’appropriant le roman de Ruth Rendell, « l’analphabète », il entend pourtant pourfendre une fois encore les travers d’une classe sociale qu’il connaît par cœur pour en être lui-même le pur produit. Et si les bons bourgeois Lelièvre aiment la chasse, ce n’est pas qu’un simple trait d’humour noir, c’est aussi parce qu’ils sont de longue date le gibier préféré du réalisateur. Nonobstant l’appétit carnassier qu’il témoigne à leur égard, ce sont bien des assiettes de moules qu’il sert à ses quatre spécimens (qui pourtant doivent leur fortune à la sardine à l’huile). Le chef de famille c’est Georges, surnommé « Gorgo » par son beau-fils Gilles. Et Georges, c’est Jean-Pierre Cassel, un familier de la maison Chabrol qui donnait déjà dans « l’avarice », un des « sept péchés capitaux » tourné en 62.

Ce n’est pourtant pas un défaut qu’on peut lui reprocher ici, tant ce Lelièvre se montre généreux avec son entourage. Il a ouvert une galerie d’art à sa seconde femme (Catherine, sublimement incarnée par Jacqueline Bisset) dans les beaux quartiers de la ville, paie des études à sa fille Mélinda (Virginie Ledoyen qui se veut le cœur à gauche en dénonçant le mépris de classe). Il paie aussi l’examen oculaire de sa nouvelle bonne Sophie, et propose même de financer son permis de conduire. Refus catégorique de cette dernière, pas très souriante, plutôt du genre fuyante et fermée, remarquablement campée par Sandrine Bonnaire.

Elle ne sait ni lire, ni compter, c’est son lourd secret. Elle en porte un autre, lié à ses antécédents familiaux, dont on ne saura que des bribes. Bonnaire en fait un être docile mais au visage blafard, à la présence spectrale dès son arrivée à la gare, tel un fantôme apparu sur le mauvais quai. Ce visage parfois se décompose, se contorsionne même quand un coup du sort la confronte à l’énigme de l’écrit. Une tension soudaine vient nourrir un effet de suspense et creuse le fossé qui sépare l’employée de ses employeurs. Le scénario fait de la télévision son refuge, par laquelle elle avale sans distinction divertissements, jeux et programmes jeunesses, comme hypnotisée par cette lucarne qui « a le monopole de fait sur la formation des cerveaux » écrivait Bourdieu. De l’autre côté du mur, les Lelièvre préfèrent l’opéra, leur écran exclusivement dédié aux extases de la grande musique, entre Elgar et Mozart.

Dans l’œil de Chabrol, ces deux mondes avancent dos à dos. « A certains hommes, tu ne dois pas donner la main, seulement la patte. Et je veux que ta patte ait aussi des griffes » écrivait encore Nietzsche. Pas question de se faire amadouer, la domestique ne se laissera pas domestiquer. Catherine (comme Mélinda par la suite), impose le thé à Sophie, dès leur premier entretien en ville. Sans doute pleine de bonnes intentions, elle cherche à briser la glace. Madame est bien bonne, mais elle en oublie de parler argent. Elle fume des Royale, là où Jeanne la postière préfère les Lucky Strike.

Huppert va la jouer révolutionnaire, va servir de détonateur. Et sa Jeanne, c’est peu dire, elle détonne. Elle est sans filtre la postière Huppert, elle a les bourgeois dans le collimateur. Elle s’invite par la fenêtre, embobine leur bonne, s’immisce dans leurs lettres, s’en lave les mains au liquide vaisselle. Dans une partition exceptionnelle, l’actrice fait l’effet d’une bourrasque punk dans les pièces du château, fait de la couette l’emblème contagieux de la rébellion. Entre l’austère Bonnaire et l’allumée Huppert, c’est « une entente formidable » de l’aveu même du metteur en scène, double prestation qui vaudra aux deux « bonnes femmes » un prix d’interprétation au Festival de Venise.

La complicité est presque amoureuse, ça fonctionne du feu de dieu. « Ils ne respectent même pas le jour du Seigneur ! » s’emporte la plus délurée des deux en apprenant que sa copine est réquisitionnée pour servir le dimanche. Le personnage de Jeanne, au passé trouble, va battre en brèche les attentions paternalistes de la famille Lelièvre, ralliant la trop « sage » Sophie à son panache. Elle rejoint ainsi la collection de personnages ambigus et dangereux qu’Isabelle Huppert a pu interpréter tout au long des sept films qu’elle a tournés pour Chabrol : « sympathie et antipathie. C’est un terrain sur lequel on s’est trouvés tous les deux naturellement. C’est un sillon qu’il trace à l’infini dans tous ses films : quelles sont les racines du mal ? Pourquoi les gens basculent du côté du mal ? Quelles forces les y poussent ? Des motivations individuelles ou des motifs qui les dépassent ? » confiait-elle aux Cahiers du Cinéma après la mort du réalisateur.

En déplaçant le barycentre criminel de la bourgeoisie pompidolienne vers le domaine ancillaire, Chabrol ne dévie toutefois pas d’un iota ses problématiques. Du modèle familial dysfonctionnant mais solidaire de « la femme infidèle », il fait ici l’emblème d’une irréprochabilité à abattre. A l’heure de solder les comptes, le metteur en scène a paré ses figurines de leur costume de « Cérémonie ». Sur l’air de Don Giovanni, ils seront les invités de marque d’un final mémorable sous haute tension, les joyeux convives d’un festin de plomb.

33 réflexions sur “La Cérémonie

  1. Un film que je ne me lasse jamais de revoir. J’ai voulu en faire un papier mais n’ai jamais été capable de mettre des mots sur ce que je pouvais ressentir en voyant ce monument. Tu nous as, encore une fois, pondu un joli texte qui me permet de supprimer sans regret mon brouillon d’article qui tenait plus de la page blanche que d’autre chose. Ouf.

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  2. Un très bon Chabrol (y en a pas mal). Belle analyse mon cher Florent, bien résumée par le barycentre déplacé dans le domaine ancillaire (joli fleuron de vocabulaire). Les interprètes à la sauce Chabrol, du nectar. Cassel en tête. Pas moyen chez C.C. d’échapper à la métaphore culinaire. A bientôt.

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  3. Bon, je vais encore faire le rabat-joie (j’ai vraiment du mal à placer Chabrol aussi haut que la plupart des gens ne le placent) mais je n’ai pas vraiment aimé (j’ai revu le film il y a trois semaines).

    J’ai envie de dire que cela aurait été un excellent film (et je le pense vraiment) … n’était la présence du personnage d’Huppert que je trouve absurde et qui me gâche pas mal de la fête (de la cérémonie en fait).

    J’ai beau essayer, je n’y crois pas, même quand elle ne se confronte pas aux Lelièvre, elle est peu crédible (lorsqu’elle est aux Emmaus par exemple) donc il manque au film le catalyseur qui fait passer Bonnaire à l’acte, ce qui est quand même problématique. Dans la roman de Rendell, son personnage est membre d’une secte je crois, c’est une bonne idée et cela aurait peut-être aidé à rendre son personage crédible. Et pourtant, Dieu sait si Huppert est unre grande actrice, y compris sous la caméra de Chabrol (voir Violette Nozières par exemple)

    Tout le reste est excellent, surtout la prestation de Sandrine Bonnaire.

    PS : excellent post, merci pour les citations de Nietzsche.

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    • Effectivement, si le personnage d’Huppert ne te convainc pas, difficile d’adhérer pleinement au film.
      Les modifications proposées par Chabrol vont pourtant dans le sens de son discours social. Il y a effectivement cet engagement auprès d’une œuvre caritative catholique que les filles vont copieusement piétiner par leur comportement pour dénoncer la bienséance de ces religieux corsetés. Quant à Huppert, elle est la flamme qui va réveiller la colère qui couve chez Bonnaire. Cette fille très secrète restera tout au long du film une énigme en effet. Elle n’est pas si loin de Violette Nozière d’ailleurs, en se retournant contre ses maîtres. A côté, l’exubérance bipolaire de son amie postière sert de détonateur. Les dialogues sont tout de même formidables et les confrontation avec les Lelièvre excellentes.

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  4. Pas revu depuis très longtemps mais c’est un film que j’apprécie beaucoup et je vois facilement pourquoi certains le rapprochent du récent Parasite. Je l’avais découvert par un professeur de fac qui l’avait pris comme exemple pour son cours. Ce que j’avais vu m’avait plu et j’avais regardé tout le film. La critique sociale n’a rien pris, bien que les minikeums sont plus ou moins révolus. On comprend rapidement la souffrance de Sandrine Bonnaire et le jeu de massacre n’en devient que plus frappadingue.

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