KILLERS of the FLOWER MOON

Osages au désespoir

« Depuis 200 ans, nous avons dit au peuple Indien, qui se battent pour leurs terres, pour leurs vies, pour leurs familles et leur droit à la liberté : « déposez vos armes, mes amis, ensuite nous serons unis. Seulement si vous déposez vos armes, mes amis, pouvons-nous alors parler de paix et parvenir à un traité qui sera bon pour vous. » Quand ils ont déposé leurs armes, nous les avons assassinés. »

Marlon Brando, discours prononcé par Shaheen Littlefeather à l’Académie des Oscars, 1973.

Les fleurs qui tapissent les prairies de l’Oklahoma du côté de Fairfax, de Pawhuska ou de Gray Horse sont innombrables. Nombreux ici furent les Indiens Osages à tomber pour défendre leurs droits, à rejoindre Wah-kon-tah sous le regard de mère la Lune et de grand-père Soleil. Au début de « Killers of the Flower Moon », fresque admirable signée Martin Scorsese, on enterre le calumet de la paix. Il ne fumera plus, la langue des Natifs se dissipera peu à peu, ainsi que leurs rites (cérémonies de mariage, de naissance, funérailles), leurs noms et leurs coutumes (se taire pendant qu’on laisse passer l’orage). Dans le dernier plan, la caméra s’élève vers le ciel, accompagnée des tambours qui continuent de résonner dans la tête du spectateur longtemps après qu’il a quitté la salle.

Qu’il s’enfonce dans la jungle en quête d’une « Lost City of Z », qu’il aborde une île perdue pour les « Naufragés du Wager », David Grann, maître actuel de la « non-fiction » romanesque à la source du film, présente la « Note ». Celle qui conduit à l’extinction d’un peuple, à son effacement progressif au profit d’un autre. Cette fois, la note est « américaine », elle s’enracine dans la grande épopée de l’Ouest, celle de la colonisation qui suivit les guerres indiennes. Après avoir chassé le peuple Osage des rives du Mississippi, de l’Arkansas et du Missouri, les blancs décidèrent de leur offrir quelques lopins de terres ingrates dans un coin de l’Oklahoma, pour mieux les y laisser pourrir lentement, pris en charge par les maladies d’importation et l’alcool. Le sort voulut que le sous-sol de cette terre de misère recèle une quantité abondante de pétrole, de quoi les rendre riches comme aucun autre habitant du pays. Sur la table de poker l’homme blanc se voit rafler sa mise et les bijoux de famille qu’il vient à peine de dérober.

L’homme blanc ici s’appelle Ernest Burkhart, fraîchement démobilisé du front français, rejoignant le ranch de son oncle W. K. Hale, le « roi des collines Osages ». Ils sont respectivement incarnés à l’écran par Leonardo DiCaprio et Robert De Niro, deux immenses figures de cinéma, deux habitués de l’écran « Géant ». Scorsese prend immédiatement le contre-pied de cette aura, ils seront le ver dans la pomme (le film doit son faste au généreux appui de la plateforme AppleTV+), le poison dans la médecine. Pourtant, aucun « Soupçon » hitchcockien n’est déposé sur un plateau, aucun suspense n’est à la manœuvre dans « Killers of the Flower Moon ». Ici, la manipulation est transparente, racontée du point de vue des escrocs, faisant de nous des « Affranchis ». L’un vient avec sa bêtise, son caractère influençable quand l’autre, plus « Louis Cypherien », tisse sa toile et soigne son héritage. Ils ne font qu’apporter la preuve que la cupidité des hommes ne supporte aucune limite.

L’entreprise est sournoise néanmoins, elle se révèle sous un jour pervers. Elle passe par une étude livresque des mœurs de l’habitant (« Can you see the wolves in this picture ? » y est-il écrit). Puis vient l’apprentissage de la langue pour mieux apprivoiser la farouche autochtone. Enfin, ils apportent leur aide pour gérer les revenus, pour financer les écoles et s’invitent au conseil des chefs pour donner leur avis. Mieux encore qu’une alliance, ils proposent de mêler leurs sangs en organisant des mariages entre les communautés. Et puis on empoisonne, on débite en morceaux, on abat dans le dos avant de mettre cela sur le dos d’une mélancolie endémique. Les unions sont intéressées, mais parfois sincères, et quand les deux s’entremêlent, cela donne au scénariste une matière subtilement ambiguë à travailler.

Dans un grand plan-séquence hautement scorsesien, nous assisterons au mariage de Ernest Burkhart et Mollie Kyle, propriétaire du lot n°285, « incompétente » comme elle se présente au juge de tutelle qui gère ses biens. Pas de travail pour les Indiens, mais ici pas besoin, les blancs se bousculent pour être à leur service. Mollie, c’est Lily Gladstone, admirablement digne, impeccable dans sa réserve, « une réincarnation des grandes actrices du muet » lâche un David Grann admiratif dans les colonnes des Cahiers. Un avis que partage sans doute le réalisateur qui se plaît  à glisser dans son montage des images d’actualité reconstituées, voire un extrait de western d’époque que l’on se presse d’aller voir en salle. Scorsese ne se prive jamais d’une occasion pour célébrer le patrimoine du septième art, pour clamer son amour du grand écran, et il est heureux que ce film ait pu trouver le chemin des salles obscures où il a pleinement sa place. Et il ne faut pas moins de ces trois heures et demie pour autopsier cette affaire (en poussant jusqu’au tribunal), pour lever le voile sur une mythologie qui a trop longtemps camouflé ses crimes.

Scorsese éclaire les zones d’ombre de l’épopée, change de paradigme en demandant à Eric Roth de rédiger son scénario du point de vue des criminels plutôt que de celui des enquêteurs du FBI. Certes, à force de tirer sur les couvertures, la cavalerie fédérale sonnera la charge en envoyant Jesse Plemons dans le rôle de l’agent Tom White. Mais le mal a déjà prospéré, il s’est enkysté sur ce territoire car ici on fait la fête en dégommant la Liberty bell à coup de revolver. Certes la Loi fera son office, mais elle ne peut détruire les racines du mal dont le fait divers ne servira qu’à alimenter la propagande radiophonique des services de J. Edgar Hoover.

Dans cette conclusion habile et cocasse qui imprime la légende, on ne peut s’empêcher de songer à John Ford qui changea son fusil d’épaule en offrant en fin de carrière un film à la Nation Cheyenne. Tout comme son aîné, Martin Scorsese a inclus les Osages dans la production. « L’un de mes conseillers, John W. Williams Sr, est issu de la communauté du Cheval Gris, la plus touchée par les massacres : il avait sa propre chaise sur le tournage ! » exprime avec fierté Geoffrey Standing Bear dans les colonnes du Monde. On notera aussi la présence du vétéran Jack Fisk à la direction artistique (en tout point remarquable), des fidèles Thelma Schoonmaker, Rodrigo Prieto, sans oublier le vieux blues fantomatique de Robbie Robertson à qui le film est dédié. C’est enfin le réalisateur lui-même qui, dans une déclaration poignante, achève ce récit en le ramenant à sa réalité, liant la tragédie familiale au destin de toute une communauté. Une fleur nouvelle vient de pousser dans l’Eden cinématographique de Martin Scorsese, et elle est magnifique.

60 réflexions sur “KILLERS of the FLOWER MOON

  1. Bravo pour cette nouvelle belle chronique !

    Excellent film de Scorcese qui donne un éclairage différent du tout aussi excellent livre de Grann. Les deux se complètent finalement.

    Superbe casting et très bonnes interprétations de De Niro, Di Caprio (la prothèse buccale était-elle absolument nécessaire ?) et de la grande et méconnue Lily Gladstone (qui obtiendra j’espère un Oscar mérité), Plemmons, etc. De belles « gueules » aussi d’autres acteurs de seconds plans tant côté des osages que des « colonisateurs ».

    Bref, une réussite ! Courrez le voir !

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    • On ne peut pas mieux dire, il faut s’y ruer en effet car le film mérite d’être vu sur grand écran.

      Lily Gladstone est une révélation à mes yeux, je l’ai manquée dans « Certaines femmes » de Kelly Reichardt (et elle avait un trop petit rôle dans « First Cow » pour que je m’en souvienne).

      Les expressions de DiCaprio semblent cristalliser l’essentiel des critiques. Je trouve qu’elles participent à l’aspect abruti du personnage, à la limite du caricatural ce qui permet à son épouse Osage d’être l’incarnation la plus noble à l’écran.

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  2. Pareil que tout le monde ici (oui je l’ai vu pour une fois !) : un film monumental, du grand du très grand Scorsese, son meilleur film depuis The departed, ça commence à faire.

    Alors oui on pourrait se passer du rictus de Di Caprio mais on ne pourrait certainement pas se passer de Lily Gladstone, une actrice que je découvre et qui est absolument lumineuse dans un rôle de madone.

    Alors oui, du Marty comme ça, on en redemande (et pas que dans le lumineuse scène finale)

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    • Mollie en madone sous couverture, il y a de cela indubitablement. La réserve constante, une forme de fatalisme chevillé au corps et au cœur. Toute la mélancolie d’un peuple passe à travers son regard. Comme dans cette scène absolument bouleversante (quand je pense que certains trouvent que le film manque d’émotion !) où elle écoute ce qu’Ernest lui répond sur le contenu des seringues. Elle n’aura aucun mot à lui rendre, juste un regard.
      La mise en scène fait énormément, mais je crois aussi que le travail d’Eric Roth (sans doute un des plus brillants scénaristes américains actuels) y est pour beaucoup.

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  3. En lisant ton fabuleux retour, les frissons me sont apparus, comme toujours, merci pour tes mots ! C’est un film que j’attends évidemment avec impatience, j’espère de tout cœur pouvoir voir ce grand moment de cinéma…

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  4. Bonjour Prince Ecran Noir. Scorsese est un grand cinéaste et ce casting est prestigieux… en plus ta chronique est extrêmement élogieuse et intéressante… Cela me donne à méditer !
    Trois heures et demie de film, tout de même ! Les films-fleuves sont de plus en plus à la mode.

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    • C’est vrai, après « Oppenheimer », et avant « Napoléon », il faut bloquer quelque heures à son agenda. Mais quel plaisir de passer ce temps devant un grand film.
      Dans mon article, je fais une brève allusion au film « Géant » de George Stevens (autre drame pétrolifère). Celui-ci durait déjà 3h20 minutes. C’était en 1956, longtemps avant nos vies trop pressées.

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  5. Bonjour Princecranoir, bravo et merci pour ce billet qui j’espère donnera envie d’aller voir le film à ceux qui ne l’ont pas encore fait. Dommage qu’il soit long, je serais retournée le voir (mais qui sait). Un immense film comme on n’en voit trop peu ces dernières années. Merci Monsieur Scorsese.

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    • Bonjour Dasola,
      Et merci beaucoup pour ton commentaire. J’espère également que le film de Scorsese contribuera à ramener le public dans les salles pour profiter d’un spectacle de haute qualité. Heureusement que la plateforme qui le produit ne nous en a pas privés.
      Bonne journée

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  6. Bonjour Florent. Film somptueux, film de cinéma+++ Passionnant d’un bout à l’autre et tu sais que je suis souvent très critique sur l’obésité de certains films. Je ne connaissais rien de cette histoire particulière mais tout y est quasiment parfait. Tu l’as particulièrement bien chroniqué. A bientôt.

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    • Bonjour Claude,
      Grand lecture que tu es, tu vas peut-être vouloir approfondir le sujet en te plongeant dans « la note américaine »?
      C’est en effet un grand plaisir de voir notre ami Marty si en forme. Dans cet élan, j’en ai profité pour revoir « the Irishman » tout aussi long. C’est certes moins bon, mais j’ai tout de même bien apprécié, davantage que l’ors de mon premier visionnage. Pas rassasié, j’ai aussi entamé « Boardwalk Empire » dont l’épisode inaugural est marqué du sceau Scorsese. Même époque que les « Killers of the Flower Moon » mais autre contexte : celui de la prohibition et de la pègre du côté de la côte Est (avec cette fois un Michael Shannon en incorruptible de service). Je me régale.

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  7. Il m’a fallu quelques jours pour digérer ce grand film. Un Scorsese au sommet de son art et des acteurs magnifiques. Dire que c’est à Apple (et non pas Warner, Universal, Disney/Fox…) qu’on doit l’un des tout meilleurs films de l’année fait réfléchir.

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    • Si le film marche bien, cela fera peut-être réfléchir les studios sur l’intérêt de revenir à des histoires ambitieuses portées par des visions d’auteur. Après l’étonnant succès d' »Oppenheimer », et les désillusions des derniers costumés chez Marvel/Disney et Warner, cela montre qu’une partie du public a envie de voir autre chose dans les salles obscures. C’est plutôt une bonne nouvelle. Et si les plateformes permettent cette prise conscience, alors tant mieux.
      Attendons de voir si « Napoléon » et « Ferrari » confirment la tendance.

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  8. Je n’ai pas aimé ce gros pensum qui n’aurait pu durer que 90mn (on comprend rapidement de quoi il retourne) mais que le réalisateur étire au-delà du raisonnable (rejouant la même scène plusieurs fois pour les spectateurs qui se seraient endormis) et que les personnages n’évoluent pas d’un iota. Et pas de scènes vraiment marquante à retenir une fois le film terminé. Fatiguant…

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  9. Mon premier film vu au cinéma au Japon, et un grand film, un grand Scorsese. Tellement de choses à dire. Mise en scéne excellente, limite oppressante par moment, Lily Gladstone magistrale, Dicaprio excellent en homme simplet, De Niro excellent en ordure dont finalement ses méfaits et plans ne sont jamais montrés à l’écran avec lui, les 3h30 passent nickel. Du grand cinéma !

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    • ça fait du bien de voir un Scorsese en grande forme, qui nous livre du cinéma avec un grand C que le peut voir dans une salle avec un grand S.
      Mise en scène oppressante en effet, qui reprend un peu le déroulé de « The Irishman » dans la litanie des meurtres.
      Et puis il y a cette séquence d’incendie absolument lunaire, qui semble nous arracher à la réalité pour nous faire pénétrer en plein cauchemar. Brillant.

      Demain sera à l’heure japonaise avec le Miyazaki.

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  10. Magnifique !
    J’ai également été séduit par cette fenêtre sur la tragédie des Osages. Scorsese en a encore à revendre, du haut de ses 80 bougies soufflées. « Il était une fois l’Amérique », c’est ainsi que je vois « Killers of the flower moon », comme une étude des piliers capitalistes qui ont provoqué le meurtre (dans une impunité sidérante) et un féminicide par le mariage. Un peu comme dans « Casino », on pourrait presque considéré l’argent comme le personnage à part entière, qui manipule la « famille » de William Hale et de manière transparente comme tu le dis. Sobre dans la mise en scène et fluide dans sa narration, j’aurais juste un doute sur la performance de DiCaprio, un cabotinage qui me rappelle un peu celui du « Loup de Wall Street ».

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    • J’avais beaucoup aimé DiCaprio dans « le Loup de Wall Street ». Je crois que la mise en scène de Scorsese aime ces personnages très accentué. Je pense aussi à Bill le Boucher dans « Gangs of New York », à Rupert Pumpkin dans « La Valse des Pantins », … on pourrait en trouver d’autres. Il y a certes une expression excessive qui pourtant traduit à merveille un profil intellectuel très limité du personnage et profondément ingrat (Di Caprio voulait jouer l’agent du FBI avant que le scénario ne se focalise sur la famille Hale/Burkhart). Je trouve cette idée de contre-emploi assez géniale à dire vrai.

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      • DiCaprio est parfait dans la débauche du Loup de Wall Street. Ici, ça m’a un peu moins convaincu, même si j’avoue que cette naïveté incarné m’a bien attrapé lors d’une scène punitive assez cocasse, mais très révélatrice sur le personnage de DeNiro.
        La direction qu’a pris Scorsese vis-à-vis du bouquin est vraiment astucieuse oui. Et ça me donne envie d’y plonger.

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        • Cette scène de réunion maçonnique aux faux airs de congrès de sorciers au voisinage de « Rosemary’s baby » est une image qui marque, il est vrai.
          De mon côté, je ne me suis pas plongé dans « la Note américaine ». J’ai préféré embarquer sur l’enfer des flots à bord du Wager, autre récit effroyablement captivant narré par David Grann. Je te conseille le voyage.

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