Le Garçon et le Héron

Fais comme l’oiseau

« Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite quelque chose de joli (…) »

Hayao Miyazaki est vraiment une tête de cochon (paraît-il). Sur chaque œuvre, il tient à avoir le contrôle absolu, quitte à faire lui-même ce dont les autres seraient incapables. Cela donne à chacun de ses animés un caractère artisanal unique, cela produit des pièces d’orfèvrerie. Un travail minutieux, souvent harassant, qui le conduit parfois à baisser les bras, à jeter le crayon. A plusieurs reprises, il a annoncé sa mise en retrait. La première fois c’était juste après la sortie de « Princesse Mononoke », il comptait confier la suite de l’épopée Ghibli au jeune prodige Yoshifumi Kondo (auteur du merveilleux « Si tu tends l’oreille »). Et puis Kondo est mort, et Miyazaki-san a repris le travail. Ensuite, ce fut en 2013, avec la sortie de « Le Vent se lève ». Un film plus autobiographique, très personnel, parfaite conclusion pour une œuvre sans fausse route. Mais non, là encore, le sensei a repris la plume, s’est à nouveau jeté sur les planches à dessin. Et voilà que surgissent « le Garçon et le Héron », une merveille, une de plus qui, cette fois, se glisse dans les couloirs du temps. 

« Le Vent se lève » encore sous la plume de Miyazaki. Il souffle le fracas de la guerre, le hurlement des sirènes et charge ses pluies de bombes. Ça barde à Saipan entend-on, et à Tokyo ce n’est pas mieux. Les rêves d’empire du Japon s’effondrent un à un. Mahito et son père Shôichi se précipitent vers un hôpital en flamme : vision infernale et impressionnante, comme si l’image elle-même, chauffée à blanc, se déformait dans le brasier emportant dans ses limbes le portrait d’une femme, le souvenir d’une mère. Un cataclysme est souvent à l’origine des histoires dans la maison Ghibli : une tempête dans « Ponyo », un tremblement de terre au début de « le Vent se lève », mais ici on pense surtout aux visions de l’incendie de Kobe imaginées par feu son ami Paku (le regretté Isao Takahata) pour « le Tombeau des Lucioles ». Pas de doute, la guerre apporte le goût amer du deuil ; il est grand temps de se mettre au vert car la période manque de sucre.

Dans un manoir du côté de la côte où son père a installé son usine d’avions, Mahito trouvera « une nouvelle maman », Natsuko, qui n’est autre que sa tante qui attend un enfant. Peu à peu la guerre s’éloigne, le monde de l’étrange fait son nid. On aperçoit le héron du titre posé sur le toit d’une maison traditionnelle, là où est sculptée une tête de démon. Tout autour la forêt, une rivière, et la baie dans le fond. Un peu à l’écart une maison que l’on jurerait avoir vue dans un tableau d’Edward Hopper et, un peu plus loin, une étrange tour plantée dans la nature recelant son lot de secrets. Tous les ingrédients nécessaires à un grand voyage vers l’extraordinaire sont réunis, tout est paré pour une plongée vers les mondes intérieurs de Miyazaki. Selon les désirs d’un obscur démiurge, le héron couleur de cendre servira de guide, il ne tardera pas à nous montrer ce qu’il a dans le ventre.

Il ne manque pas de gouaille, il est plutôt facétieux et ce n’est pas le dernier des menteurs. N’y aurait-il pas un Paul Grimault caché au fond de son bec ? Cet échassier n’est d’ailleurs pas le seul volatile de l’affaire. On croisera entre autres grenouilles et poissons bavards, des perruches anthropophages et des pélicans en colère qui se bâfrent de wara-wara (petits êtres blancs bien mignons qui s’envolent comme ballons de baudruche au clair de la lune). Et puisqu’il y a des oiseaux, il faudra forcément un roi. Celui des perruches vaut le détour, il porte fièrement le sabre, emmène sous son panache une volée d’emplumés solidement armés qui se dispersent dans le ciel en une inoffensive nuée une fois sortis du pays des merveilles. Hormis tous ces drôles d’oiseaux et tous ces fiers-à-plumes, on fera d’autres rencontres étonnantes, on visitera des personnages qui semblent familiers. Comment ne pas retrouver les traits de Yubâba ou les vieilles de « Mononoke » en voyant toutes ces grands-mères qui ricanent sous leur kimono ? Comment ne pas penser à Hauru et à Calcifer en découvrant les pouvoir de Himi, la jeune fille en feu ? Sa maison rappelle celle de Sophie pour notre plus grand bonheur. Les images sont généreuses, parfois gourmandes, elles régalent.

Le vent souffle fort et pousse Mahito toujours plus loin, comme sur ce petit voilier conduit de main experte par une farouche navigatrice nommée Kiriko (qui n’était qu’une vieille fumeuse de cigarettes dans le monde d’en-haut). S’éloignant de l’île des morts (comme sortie d’un tableau de Böcklin), il vogue d’aventure en aventure, sur le pont d’un bateau ou dans le dédale d’une forteresse, au cœur des forêts touffues grouillant d’étranges insectes jusqu’au fond des grottes électriques et luminescentes. Une scène en chasse une autre, suivant un fil imprévisible qui trace cahin-caha, tel un « château ambulant », son chemin vers une destination connue du seul réalisateur. Même les thèmes de Joe Hisaichi, d’habitude si iconiques, se font ici moins évidents. « Ceux qui cherchent à comprendre périront » nous aura prévenus l’inscription au-dessus de la grille d’entrée.

Mais Miyazaki sait comme personne rendre ce chaos parfaitement homogène, il sait marier le réel à l’imaginaire. L’équilibre paraît instable, parfois même insaisissable, mais il est parfaitement dosé. Le patriarche des lieux y veille justement, il se cherche un successeur. Qui pour poursuivre l’aventure Ghibli maintenant que Takahata n’est plus et que Miyazaki se fait vieux ? « Je ne sais pas s’il s’arrêtera un jour. Il déborde sans arrêt de nouvelles idées » confirme Toshio Suzuki son producteur. « Le Garçon et le Héron » a pourtant les atours d’un film-somme, qui condense le meilleur d’une féerie tant et tant sillonnée depuis des décennies. La maestria est là, intacte et bien vivace, mais on devine chez l’octogénaire une forme de résignation, fermant la porte à toute forme de descendance. Il laisse sans voix, et les mots eux-mêmes paraissent creux quand il faut chanter ses louanges. « Je pense que les mots sont réducteurs, disait-il. Ils vous semblent toujours beau et frais quand vous les utilisez, mais ils se flétrissent dans l’instant. C’est ce qui fait que les poètes ne cessent de leur donner vie. » « Le Garçon et le Héron » est indiscutablement un poème en images, et aussi, quelque part, une leçon de vie. Et vous, comment le vivrez-vous ?

« (…) Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau. »

Jacques Prévert, Pour faire le portrait d’un oiseau in « Paroles », 1946.

49 réflexions sur “Le Garçon et le Héron

  1. Je dois avouer que c’est la toute première en plus de 30 ans qu’un film de Miyazaki me laisse froide. Aucun frisson en regardant la bande annonce. Rien absolument rien, juste une impression de déjà vu. Un mix de toutes ces oeuvres.
    Et puis, tant d’autres cinéastes nous ont proposé depuis une dizaine d’années, des oeuvres très (voir plus) intéressantes. Je pense par exemple à Suzume.
    Même si cela reste très beau et que j’irai certainement le voir, ou pas (ce qui serait une première pour moi pour un Miyazaki !), je trouve que son cinéma fait daté, il vient d’une autre époque. C’est un peu toujours la même chose.
    Personnellement, j’attends avec beaucoup plus d’impatience « Le Grand magasin » : https://www.youtube.com/watch?v=23SvjpRvKIs&ab_channel=JapanBreak

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    • Miyazaki fait du Miyazaki, incontestablement. Dire qu’il fait toujours la même chose est un peu exagéré quand on voit « le Vent se lève ».
      « Le Garçon et le héron » est un condensé de son œuvre et, si tu en es lassée, il te fera certainement soupirer d’ennui.
      « Suzume », c’est la relève bien sûr, et j’apprécie beaucoup aussi (comme tu l’as peut-être lu dans mon article sur ce film), mais j’aime aussi me laisser émouvoir par l’œuvre tardive de grands cinéastes, qu’ils s’appellent Miyazaki ou Scorsese.

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      • Quand je dis qu’il fait toujours la même chose c’est sur les thématiques. Je suis le travail de Miyazaki depuis Porco Rosso. J’ai adoré suivre ses oeuvres au fil du temps mais avec Ponyo, j’ai commencé à ressentir une lassitude. La surprise, l’émotion a commencé à laisser place à une récurrence, certes belle mais ennuyeuse. Par contre avec « le vent se lève », j’ai retrouvé une oeuvre unique.
        Et puis, j’avoue aussi en avoir un peu marre de ces vieux et très vieux réalisateurs. Ils sont certes talentueux mais j’ai la sensation qu’ils se reposent sur leurs acquis. Et concernant Scorsese, cela n’a jamais été ma tasse de thé.
        Je crois que je suis lasse de retrouver les mêmes noms, les mêmes ambiances, les mêmes thématiques. D’où ma préférence vers de nouvelles aventures émotionnelles et visuelles. Mais si je vais le voir, on en reparle 🙂 .

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    • 🙏
      Il a donc eu la chance de le voir bien avant nous ! Je crois qu’il a très bien fonctionné là-bas, malgré une campagne promo ultra-minimaliste (aucune bande-annonce, juste un croquis en guise d’affiche). Le nom de Miyazaki signifie encore quelque chose, ça fait bien plaisir.

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        • En effet ! Il y a dans son talent de narrateur quelque chose qui nous emporte. Là encore, le vent chaud de Ghibli souffle sur le récit et nous emporte de péripétie en péripétie. Miyazaki nous emmène à la découverte d’un monde étrange qui nous semble pourtant bien familier désormais, et c’est si agréable de s’y perdre le temps d’un film.

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  2. Assez déçu pour ma part de ce Miyazaki. Si on reconnait la pleine maitrise du maître, hélas son goût pour l’abstraction alourdis considérablement l’ensemble et empêche de profité du spectacle. Je suis trop occupé a essayer de déchiffré chaque image, chaque dialogue, le sens du montage, que je n’ai finalement plus le temps pour le reste.

    Certes avec Princesse Monoké et Chiriro, il nous avait habitué à un certain style de narration, sauf qu’avec le Garçon et le Héron Miyazaki a peut-être poussé le bouchon trop loin. L’intérêt principal ne réside finalement pas dans le film lui-même, que dans ce que Miyazaki accepte de livré. Il nous explique son rapport a l’art et son passé traumatique marqué par la guerre, thème récurant chez lui. On sais qu’il n’arrive pas à trouver de successeur, tu le rappelle d’ailleurs au début de ton billet et voici que le film traite en filigrane de ce sujet. La transmission générationnelle. Suite à la projection du Garçon et le héron, je me suis replongé dans Porco Rosso que je trouve magnifique et dans l’une de ses vieilles séries sortie à la fin des années 70 : Conan le fils du futur. Je te les recommande chaudement si tu ne les connais pas. L’autre mauvaise nouvelle c’est que malgré mes reproches fait au film, je ne peux que constaté le fossé qui sépare Miyazaki de son fils Goro qui nous a offert avec son Aya, l’une des pires atrocités jamais produite par Ghibli. Le studio pourrais bien ne pas se relever de la perte de son illustre fondateur.

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    • PORCO ROSSO


      Il me reste à voir « Conan, fils du futur » en effet.

      Pas vu « Aya » non plus mais les retours ne sont pas bons. Le fait que Ghibli s’éloigne du dessin à la main pour se laisser séduire par la 3D n’a pas aider visiblement.

      Dans « Le Garçon et le héron », on revient aux méthodes plus traditionnelles. C’est vrai que le film peut dérouter, mais je le vois aussi comme une invite à le revoir plusieurs fois pour mieux en percer chaque secret. Si cela est possible.
      C’est un film sur la succession, mais aussi sur la mort et… Sur la vie. Je revois ces petits wara-wara qui s’envolent en files hélicoïdales comme autant de brins d’adn qui vont constituer les générations futures dans le monde d’en-haut. Je trouve cela très beau.

      Et puis n’oublions pas :
      « Ceux qui cherchent à comprendre périront » 😉

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  3. « Si l’oiseau ne chante pas…
    mais s’il chante, c’est bon signe
    signe que vous pouvez signer..alors vous… »
    Avec une plume de héron, évidemment
    😀
    Merci pour cette belle critique. J’irai bien sûr, voir le film, VO, c’est incontournable !

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  4. Il n’est certes pas le plus facile d’accès, mais cela reste un très beau film. J’ai l’impression parfois que les « habitués » des réalisateurs les plus talentueux sont limite blasés par les prouesses cinématographiques que ces derniers accomplissent. C’est désolant…

    Je le reverrais volontiers d’ici quelques années pour mieux le comprendre, mais, en attendant, j’en ai pris plein la vue et ne regrette en rien ma séance de cinéma.

    Merci pour cette parfaite chronique ! 🙂

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    • Merci à toi Martin pour ce retour.

      Les talents de Miyazaki ne se sont pas émoussés avec les années, c’est le moins que l’on puisse dire. Certains regrettent presque que l’on puisse reconnaître son œuvre au premier coup de crayon. Cela s’appelle avoir du style. Et puis n’oublions pas que Miyazaki, à la différence de son ami Takahata, est à la fois réalisateur et dessinateur. Il insuffle sa propre vie à travers le dessin et c’est ce qui fait toute la richesse de ses films.

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  5. Evidemment un régal visuel, Miyazaki est effectivement un poète avec un pinceau. Il nous permet de revenir sur sa filmographie d’une simple coup de crayon, en invoquant la nostalgie eu coeur d’un récit qui en fait le deuil. Il arrive au bout du chemin, il en est conscient et on le comprend.
    Malheureusement, c’est un retour sans éclat émotionnel ou sensoriel pour ma part. Une fois le portail fantastique franchi, je suis resté imperméable à la magie son son art. Il me faudra un peu plus de temps et un nouveau visionnage pour arriver à attraper cette main que Miyazaki me tend, qui me pend au nez, mais que je n’ai réussi à voir.
    Je suis en tout cas très heureux de voir autant de monde aller à sa rencontre en salle (certains pour la première fois).

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    • Sans être bouleversant, il sait tout de même être ensorcelant. En tout cas, c’est l’effet que m’ont fait ces tours et détours dans les couloirs d’un inframonde aux étonnantes trouvailles. Il est vrai que Mahito semble balloté d’une péripétie l’autre, presqu’en spectateur, comme sir Miyazaki lui-même se trouvait possédé par son imaginaire. Mahito n’est certes pas Chihiro, pas aussi attendrissant que Pony ou la petite Mei blottie dans son chat-bus, mais son héron me paraît tout de même avoir encore de belles plumes à son arc.

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  6. Merci pour ta chronique, je suis allée voir le film hier, je l’ai trouvé aussi beau, et peut-être plus complexe, que les précédents. Ce que j’adore chez Miyasaki c’est que chacun peut apporter son interprétation, ce sont des films ouverts propices à l’imagination. Ici, j’ai noté, plus que dans les autres films, me semble-t-il, un thème sur la passation : à la fois Mahito qui refuse la passation de son grand oncle (est-ce une allusion au passage de témoin de Miyasaki ?) et en contrepoint la transition réussie entre Natsuko et Himi. Tout un univers familial qui était moins présent avant, en cela, oui, je te rejoins, c’est sûrement un film à part, en forme de (début de) testament.

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    • Je suis heureux que ce film t’ait plu autant qu’à moi.
      Le thème de la transmission est en effet omniprésent, partant d’un environnement réaliste pour naviguer vers la fantaisie et l’imaginaire qui lui ressemble. On sait à quel point l’avenir de Ghibli semble compromis lorsque Miyazaki s’en ira à son tour. Avec Takahata, ils laisseront incontestablement une trace unique.
      Il me tarde désormais de le revisiter dès qu’il sera disponible en DVD.
      Merci pour ton commentaire.

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