MA VIE AVEC LES POGUES – L’épopée sauvage de Shane MacGowan

Sad to say…

« Je m’en vais, je m’en vais,
Quelle que soit la direction où le vent souffle,
Je m’en vais, je m’en vais,
Là où coulent des ruisseaux de whisky. »

Shane Patrick Lysaght MacGowan (25.12.1957 – 30.11.2023)

Ce type-là avait une de ces gueules qu’on n’oublie pas. Oreilles décollées, sourire édenté, visage mal rasé, il avait l’œil brillant de l’alcoolique céleste, le verbe acéré des têtes brûlées qui ne dorment jamais. Le journaliste Nick Kent qui l’a largement pratiqué est peut-être un de ceux qui l’ont le mieux défini : « Disons qu’il y a chez lui un délicat mélange d’aristocrate et de crétin, de dandy et de dadais. Il n’a pas son pareil pour faire rimer académique et bordélique. » Au-delà des apparences, Shane MacGowan est bien plus que le pilier fondateur des Pogues, il est une légende dont le feu éternel brûle désormais dans un documentaire indispensable signé Julian Temple : « Crock of Gold : a few rounds with Shane MacGowan. » Derrière les joyeuses beuveries musicales, il y a l’histoire d’un auteur ivre d’Irlande et de bitures, un artiste qui a toujours brandi fièrement son pédigrée, capables de réveiller le punk qui sommeille dans l’Eire du temps.

Quand il se décide à monter « Ma Vie avec les Pogues », Temple n’en est pas à sa première approche d’un insoumis. Avant MacGowan, il incendia l’Angleterre avec les Sex Pistols dans « L’obscénité et la fureur », puis brisa des guitares avec « Joe Strummer : the Future is unwritten ». Le papa de Juno Temple (qui se livra sans vergogne au terrible « Killer Joe ») n’est donc pas un « Absolute beginner » en matière de rock’n’roll quand il s’attaque au phénomène MacGowan, un artiste à l’oreille croquée, un authentique conteur qui trempa sa plume dans l’encrier de Joyce et de O’Brien pour écrire des hymnes qui s’entonnent dans la nuit d’une « dirty old town » pour finir au petit matin sur la lande irlandaise. Shane MacGowan est surtout une triste figure qui s’épanche au crépuscule d’une vie toujours grise.

La tête inclinée, le regard vague, la main qui glisse lentement sur un (dernier ?) verre de blanc, le chanteur songe à ces années si intensément cramées, aux fêtes, aux bagarres et aux cuites à perpète. Alors que les yeux sont clos et la bouche encore tordue par une dernière gorgée, une voix lointaine s’échappe d’un petit enregistreur et se souvient. Sa mémoire encore vive se remémore les jeunes années passées au pays des banshees et des leprechauns, dans le cottage « Comons » du côté de Tipperary (« It’s a long way to… »). Elle revoit les oncles paysans les lèvres vissées au goulot, maudissant les Anglais et si fiers de la mère patrie. Elle entend la douce voix des tantes un peu foldingues, notamment celle qui lui inculqua avant ses six ans les préceptes des Evangiles tout en le biberonnant à la bière et aux cigarettes roulées. Shane se souvient surtout de cet enfant qui égayait les soirées familiales en chantant à tue-tête des airs ancestraux.

« Les chansons flottent dans les airs, explique-t-il. C’est pour ça que l’on parle de « l’air d’une chanson ». Il suffit de tendre les bras et de les attraper. » autant dire qu’il ne s’est pas privé pour les choper au vol, avant de les arroser de stout et du meilleur des whiskey. Non Julien Temple ne s’est pas trompé de sujet, Shane MacGowan est bien l’homme à qui on doit ces mélodies à pogoter en chœur et autres ballades mélancoliques à pleurer toutes les larmes de son cœur. Il a « sauvé la musique irlandaise » selon les termes de sa grande sœur Siobhan. Elle n’est pas la seule à témoigner dans le film car se sont invités des complices indéfectibles : Bobbie Gillespie, leader des Primal Scream et fan transi de l’artiste, mais aussi Johnny Depp, vieux camarade de beuverie. On y entendra ses parents Therese et Maurice, son épouse Victoria et Gerry Adams, ex-leader politique du Sinn Fein.

La carrière des Pogues sent en effet la poudre du « Bloody Sunday », elle transpire l’engagement pour l’IRA et s’envole à la rescousse des « Birmingham Six » le temps d’une chanson. Certes le film est traversé d’images de clodos et d’alcooliques, de paysans et de rescapés de la Grande Famine, de punks à crête qui s’agitent en des transes désarticulées, de quelques passages animés plutôt comiques (un peu psyché comme dans le « Montage of Heck » sur Cobain), des extraits de films signés Ken Loach ou bien encore John Ford. On y verra aussi des soldats et des émeutiers, le souvenir des attentats qui secouaient la capitale anglaise et faisaient détester l’Irlandais. L’envie d’en découdre se dissimule sous des orages festifs, les Pogues soufflant le vent de la révolte en faisant sautiller les assoiffés des fins de soirées.

« Êtes-vous un groupe de danse, chantez-vous des ballades ? Ou êtes-vous des punk rockers ? » demande un présentateur old school, embarrassé pour définir le style du groupe qui vient de faire son show dans le poste. « Un peu tout ça » répond bonhomme un Shane à peu près sobre et surtout très poli. D’autres feront en revanche les frais d’une humeur moins amène à répondre aux questions. Car Temple n’élude pas les failles du personnage, la blessure adolescente d’un déménagement à Londres, un arrachement insupportable à son Irlande chérie. Puis ce furent les excès du succès, la « Fairy Tale of New York » (très bel hommage à Kirsty MacColl qui l’accompagnait sur ce titre et disparut tragiquement en 2000) qui se prolonge en tournées à rallonge et en drogues de plus en plus dures.

L’exclusion du groupe (pas un Pogues n’est convié à témoigner dans le doc), la marginalisation, l’hôpital psychiatrique, c’est aussi ce qui conduit lentement Shane MacGowan sur la pente descendante, finissant avachi dans son fauteuil roulant et la voix déchirée lorsqu’il entonne au côté de Nick Cave un dernier « Summer in Siam » pour son soixantième anniversaire. Il ne lui restait alors plus que cinq ans à vivre, lui à qui on avait promis depuis belle lurette une mort certaine. « Il y aura de la picole et des clopes au Paradis » lui avait promis sa tante bigote. Et comme on dit dans le film que « Dieu est irlandais », il est sûr que ses vœux seront pleinement exaucés.

45 réflexions sur “MA VIE AVEC LES POGUES – L’épopée sauvage de Shane MacGowan

    • C’est vrai que Joe Strummer avait remplacé Shane MacGowan au sein des Pogues. Une sacrée gageure ! On les voit d’ailleurs tous les deux dans des extraits d’un étrange western signé Alex Cox.
      Strummer est une légende lui-même, hélas trop tôt disparue (à 50 ans !)
      Oui, « Rude Boy » si je me souviens bien est un doc réalisé du temps des Clash, tandis que le film fait par Julien Temple est centré sur Strummer et est sorti après sa mort. Celui-ci, je n’ai pas encore eu la chance de le voir.

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  1. Oui, comme ci-dessus, je trouve que c’est un très bel article sur un film dont j’ignorais l’existence. J’avais vu Absolute beginners il y a des siècles. Banshees, silkies, leprechauns, unissez-vous pour l’au revoir à cette drôle de figure de la grande histoire du rockfolkbluesetc.
    Demain ciné-club avec le film serbe Lost Country que j’ai beaucoup aimé. A bientôt. Florent.

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  2. Oh c’est magnifique.

    Magnifique aussi le duo avec Nick.
    Je réalise effectivement qu’aucun autre pogue n’était convié au documentaire.
    Docu sidérant d’ailleurs.
    J’adore (façon de parler) quand il dit qu’il se prostituait et que c’était du travail manuel.
    Et Johnny qui répond : j’étais trop con pour me prostituer.
    Belle conversation de pochtrons !

    C’est vrai qu’il pouvait être poli parfois.
    Mais je me demande pourquoi on s’emmerde à avoir des dents.

    En tout cas, j’ai réécouté ce matin l’album Rum, sodomy and the lash… ya vraiment rien à jeter.

    Et Fairytale c’est vraiment un bijou de chanson.
    Tu as reconnu le flic au début du clip ?

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    • J’ai pas fait attention. Je vais regarder ça de près. Je préfère la version live.

      Les conversations avec Johnny sont très… spiritueuses. Et celles avec Gillespie plus acrimonieuses (y a des questions qui fâchent).

      En tout cas un doc de qualité que tu as bien fait de me conseiller.

      Le duo bancal avec Nick est une merveille (je te conseille aussi la reprise de Death Is Not the end où Nick et Shane partagent la scène avec Kylie et Blixa). Mais j’ai aussi le radeau de la Méduse vissé sur ma platine depuis jeudi soir. « dreamed a dreaaam by the ol’ canaaaal… »

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  3. Passion pour les pogues et le magnifique poète Shane. J’ai passé 10 ans en vacances linguistiques dans ce formidable pays qu’est l’Irlande, 10 années d’apprentissage inoubliables. et je me suis souvent dit : Que j’aimerais être irlandaise ! Merci encore vous êtes le meilleur d’entre nous cher Prince sauf pour le Règne animal, mais j’y reviendrais 😉

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    • Grand merci pour la rasade d’éloges qui me va droit au trèfle.
      J’imagine bien que 10 années à déboucher des bouteilles au pays de Cork laisse des traces indélébiles. 😉
      J’aurais peut-être dû m’enfiler une pinte de Guinness avant d’aller voir « le Règne animal », ça m’aurait peut-être aidé à accepter la mutation. 😀

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