KILLER JOE

Tendre poulet

« La croyance en une origine surnaturelle du mal n’est pas nécessaire. Les hommes sont à eux seuls capables des pires atrocités. »

Joseph Conrad

Franc-tireur solitaire de la caméra, ce vieil agitateur goguenard de William Friedkin n’avait pas fini de faire grincer des dents en proposant au jury de la Mostra en 2012 son percutant « Killer Joe ». Adaptant, avec son concours, une pièce de Tracy Letts (également auteur de « Bug », son précédent film), il renoue avec une dramatique théâtrale qui vise à pousser les acteurs hors de leurs retranchements et bousculer un spectateur pourtant largement préparé à une hystérie de violence. Nulle rédemption possible dans le monde de plus en plus délabré de Billy le Dingue.

Le principal bénéficiaire de l’entreprise c’est « Killer Joe » lui-même, un rôle marquant pour Matthew McConaughey, acteur longtemps cantonné dans le registre inoffensif de la comédie romantique. C’est un tout autre McConaughey que donne à voir Friedkin, relooké pour l’occasion, dont il soigne particulièrement l’entrée en scène. Précédé d’une réputation de flic ripoux et de tueur à gages sans état d’âme, « Joe est un nuage d’orage qui peut éclater à tout moment » écrit Friedkin dans son autobiographie. C’est en véritable ange de la mort qu’il déboule dans l’univers white trash de la petite tribu dysfonctionnelle des Smith. Ce nom de famille passe-partout se prête à la perfection à l’exercice de la relecture d’un fait divers ayant défrayé la chronique du côté de Miami : une famille engage un tueur pour liquider la mère alcoolique afin de toucher une substantielle prime d’assurance.

Transposée dans le Texas profond, au beau milieu d’un quartier des plus miteux et des plus crasseux, cette banale arnaque prend des accents quasi-fantastiques dans la pénombre voulue par le réalisateur de « l’Exorciste ». Quelques années auparavant, le polyvalent Michael Winterbottom avait réalisé une formidable adaptation de « the killer inside me » de Jim Thompson retraçant l’itinéraire d’un flic à la gueule d’ange mais possédé par le démon de la violence. Ce film déjà chassait sur les terres de Friedkin, rapprochant de manière troublante son personnage avec ce démon provocateur et mal embouché qui avait investi le corps de la petite Reagan.

Ici, Joe Cooper, le « Killer » à louer, ne cache pas ses attributs maléfiques : il frappe à la porte le plus souvent la nuit, lorsque le ciel est zébré d’éclair et le molosse de l’entrée, habituellement agressif, se montre soudain plein de respect. Portant chapeau texan et « boots made for walking », tout de noir vêtu, tel un diacre de l’antéchrist arborant les instruments sacerdotaux du malin (pistolet, briquet, et menottes), il s’invite littéralement chez ses clients, les toise de son regard magnétique pour mieux les impressionner, les manipuler, les envoûter. « Ses yeux me font mal » dit même sa première proie, une jeune fille du nom de Dottie, blonde lolita un peu barrée et somnambule.

Solidement secondée par le très massif Thomas Haden Church en père de famille bas du front, une armoire à glace au regard penaud qu’on a pu croiser en futur marié malheureux dans « Sideways » ou en pathétique Homme-Sable face à Spider-man, la prestation impudique de Juno Temple se montre à la hauteur des exigences du metteur en scène, qui désamorce d’emblée toute érotisation du corps. L’évocation subliminale de l’inceste, comme la rivalité sexuelle qui oppose Sharla la belle-mère et le fiston Chris se manifestent autour d’une nudité aussi crue que frontale et sans sensualité aucune. L’affaire de la robe noire de Dottie en constitue le point de crispation le plus éminemment révélateur à ce sujet.

Fort d’un casting sans faille, auquel viennent s’ajouter les performances tout aussi remarquables de Gina Gershon et Emile Hirsch, Friedkin compose, à l’image de « Bug », un thriller à huis clos perdu dans les espaces de seconde zone d’une Amérique en déshérence. Si un film de Friedkin ne saurait se passer de sa traditionnelle course-poursuite, celle de Chris cherchant à échapper à ses débiteurs n’est finalement là que pour l’enfermer de plus belle dans la spirale infernale de la perdition. Située dans les environs de Dallas (mais filmée à la Nouvelle-Orléans), cette histoire nous projette vers un autre Texas, plus tordu et sordide encore (voire grotesque), susceptible de définir la psychologie dérangée de ce « Killer Joe ».

Maniant le pouvoir du verbe autant que celui du geste (des coups de poings aussi tranchants que la chaîne d’une tronçonneuse), le malin détective n’est ni avare de locution latine (« Caveat emptor » lance-t-il à Chris interloqué comme le faisait le démon Pazuzu pour épater son rival en soutane) ni en manque d’argument choc pour maintenir sous emprise les membres les plus retors de la famille : « je vais décoller ton visage et le mettre sur le mien » dit en substance le terrifiant policier à la fourbe Sharla, faisant nettement référence à une autre famille texane fort célèbre et encore plus déglinguée. « Killer Joe » est de ces êtres intrigants et séduisants, sans réalité véritable (une brève scène dans un commissariat au milieu de quelques figures pittoresques de sudistes tatoués le raccroche à une forme d’existence sociale) que l’on rencontre dans des environnements aussi improbables que ce parc d’attraction désaffecté ou sur le parking du BBO et son enseigne aux cornes lumineuses. Il est le Mal à l’état pur, celui vers lequel on se tourne pour se sortir soit disant d’une mauvaise passe.

« Nos vies sont une lutte constante pour faire en sorte que le bien l’emporte sur le côté obscur » confirme Friedkin au micro de François Angelier. Sur la réserve une bonne partie du métrage, Friedkin devient vraiment « Willy le dingue » lorsqu’il fait communier son génie du mal avec les signataires d’un pacte maudit et biaisé. La liturgie Friedkinienne réclame alors le détournement de certains artefacts pour les besoins d’une célébration d’un nouvel ordre : tandis que le crucifix se voyait, dans « l’Exorciste », utilisé comme un godemiché, c’est ici un usage inédit du pilon de poulet qui va assurément marquer les esprits. En recyclant tous ces motifs et en les pervertissant de nouveau, Friedkin vient entériner, à travers ces nombreux exemples, l’observation de Jean-François Rauger dans son livre « l’œil qui jouit » selon laquelle « le cinéma de Friedkin ne parle finalement que de lui-même ». Et ce sont des films comme « Killer Joe » qui en parlent le mieux.

22 réflexions sur “KILLER JOE

  1. Je n’ai aucun souvenir de ‘The killer inside me’, peut-être jamais vu. Mais quel vicieux ce ‘Killer Joe’ ! Il porte un beau chapeau, mais du genre ange de la mort comme tu l’écris. Ce film m’a toujours mis mal à l’aise. Sans doute à cause du sadisme dont se délecte le personnage en titre, tout comme le réalisateur qui filme ses agissements. Aucun personnage ne trouve grâce à ses yeux.

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    • Aucun en effet, c’est d’ailleurs ce qui a plu à Friedkin dans la pièce de Letts. Comment ne pas devenir dingo dans une telle famille ! Et cette pauvre Dottie, jetée en pâture au pervers… Je ne l’ai pas évoqué dans mon texte, mais il y a aussi une pointe d’humour très grinçant dans le portrait de ces abrutis qui se retrouvent pris à la gorge par le maléfique Joe. Et ce dernier s’avère en réalité plus sentimental qu’il n’y paraît. Un film plein d’ironie en somme.
      Je te conseille « the Killer inside me » et son shérif tout aussi toxique, surtout qu’il est campé par un Casey Affleck, belle gueule et petite voix doucereuse mais hautement venimeuse.

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  2. Enjoyed this though it was less well-heralded. Showed Friedkin could still dleiver on a smaller budget. I’m never as sure of McConaughey, feeling too often he dleivers the same performance, but over this was an interesting watch. One of the best opening-up adapatations of a play. Juno Temple good as Dottie.

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    • Adapting a play is always difficult in cinema, and Friedkin does very well. It even manages, in my eyes, to do better than “Bug” by the same Tracy Letts. I understand the reservations about McConaughey, but he’s still pretty incredible here. And it was a courageous role, which opened the way for him to new types of roles. Kurt Russell was apparently interested (this is what Friedkin says in his biography) but his wife Goldie Hawn allegedly threatened to leave him if he accepted. 😉

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  3. Frankly, I did like Killer Joe (I didn’t like Bug either). My main issue was Matthew McConaughey, an actor who, in my opinion, has limited rage. I didn’t buy McConaughey in the role, so I found the whole thing a little artificial. But I know mine is an unpopular opinion.

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    • Déjà la pièce de Tracy Letts en avait choqué plus d’un, Friedkin en ajoute une dose dans ce film sans filtre. Sordide jusqu’au grotesque qui finit dans une hystérie de violence aussi dingue que jubilatoire. Le réalisateur nous montrait qu’il était encore capable de faire un grand film avec peu de moyens, comme au temps glorieux de sa jeunesse.

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