A Man

Rendez-vous avec X

« Lorsqu’enfin je me contemplai dans un fragment de miroir qui était pendu dans le poste, à la lueur obscure d’une espèce de fanal de combat, ma physionomie et le ressouvenir de l’épouvantable réalité que je représentais me pénétrèrent d’un vague effroi, si bien que je fus pris d’un violent tremblement, et que je pus à peine rassembler l’énergie nécessaire pour continuer mon rôle. »

Edgar Alan Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, 1838.

Il est la nouvelle sensation du cinéma japonais, son film a raflé huit des plus prestigieuses récompenses aux derniers Japan Academy Prizes. Sélectionné naturellement dans la catégorie « Sang Neuf » du festival Reims Polar 2023, il a également eu les honneurs de la Mostra par la suite. Bref, c’est un complet plébiscite pour « A Man » de Kei Ishikawa. Plusieurs ombres pourtant passent sur cette sombre histoire d’identités usurpées, d’origines troublées sur fond de Japon enraciné dans l’intolérance.

« La pluie qui tombe m’effraie un peu, comme les larmes qui coulent de tes yeux, … » les paroles de la chanson de Daniel Darc (Dark ?) pourraient tout à fait accompagner les premières images de « A Man », titre aussi énigmatique que le personnage dont il est l’objet. On se dit d’abord que c’est une disparition qui rend si triste Sakura Andō (actrice décidément incontournable depuis « Shokuzai »), ici en vendeuse d’une modeste papèterie de la région de Miyazaki. Elle passe d’un rôle de mère esseulée dans « L’innocence » de Kore-eda (dont la figure désormais tutélaire hante bien des recoins de ce scénario) à un autre, puisque Rie est une jeune femme divorcée qui vit avec sa mère et son fils unique Ryō, pleurant un père et surtout un autre fils disparu. Dans cette nuit de malheur, la lumière d’une vie plus heureuse s’allume soudain lorsque le jeune balafré Daisuke entre dans sa vie. Le jeune homme réservé, un peu flippant aux dires de ses collègues bûcherons, fait montre d’une sensibilité extrême et d’une timidité maladive qui la touche en plein cœur. On devine bien vite qu’un passé ténébreux n’a pourtant pas complètement disparu de ses pensées.

De cette atmosphère de thriller, Kei Ishikawa ne fait pas grand-chose. « Il s’agit plutôt d’un labyrinthe sans issue » selon ses propres termes, qui prend la forme d’un portrait de la société japonaise malade de son rapport à l’autre, vivant sous le diktat de la réserve des sentiments. Dans le scénario que Kōsuke Mukai a composé à partir du roman éponyme de Keiichirō Hirano, la famille Takemoto est vraiment une famille « pas de chance ». A peine le temps de refaire sa vie, de donner naissance à une petite fille, de la voir grandir quelques années que c’est à nouveau le drame. Un funeste sort va venir frapper le bûcheron, laissant sa veuve à nouveau seule et une poignée de yens sous forme d’assurance-vie à toucher sur son nom. Mais de qui parle-t-on en réalité ?

Ce Daisuke prétendument venu de Gunma pour s’éloigner de ses proches pataugeant dans les sources chaudes, ce garçon taciturne qui aimait tant aquareller les environs n’était visiblement pas celui qu’il prétendait être. Le drame social prend alors un tour de polar, une « chasse à l’homme » aux faux airs de David Fincher (même si Ishikawa préfère citer Kurosawa et Uchida pour seuls repères en la matière). Pour mettre un nom sur ce corps dont on célèbre la mémoire un an après sa disparition, mais aussi pour donner corps à ce nom qui n’est pas le sien, point de détective arborant badge et arme de service. Ici c’est maître Kido (Satoshi Tsumabuki), l’avocat de la famille, un beau gosse déjà croisé dans « la famille Asada » qui va se charger de l’enquête. Une suite de révélations en chaîne va venir rythmer ce récit qui nous ballote chez les uns et les autres, s’immisçant dans chaque affaire de famille, tentant de remettre les identités de ces évaporés en face de leur portrait.

C’est visiblement une manie très japonaise que de disparaître, de larguer les amarres sur le rivage, de partir pour des quartiers lointains comme on le fait dans les romans de Murakami ou les BD Taniguchi. C’est justement le nom de famille que l’auteur a choisi pour Daisuke, sans doute pas une rencontre de hasard pour ce jeune homme doué pour le dessin. Il y crayonne des visages étranges, aux yeux gommés qui filent des frissons. « N’avez-vous pas d’yeux pour voir ? » écrit d’un ton provocateur au dos d’une carte postale coquine un vieux trafiquant d’identité sous les verrous. Le film invite à voir au-delà des apparences, à assumer pleinement ses origines, à vivre sa vie quitte à laisser fuir des vérités qui dérangent.

Sur fond de racisme anti-Zainichi, de questionnement sur le bien fondé de la peine de mort, sur l’importance de la réputation, sur les familles recomposées et les traumas familiaux, « A Man » tente d’explorer bien des pistes en oubliant parfois de se centrer sur l’essentiel : ses personnages. Passé l’histoire d’amour d’introduction trop vite fracassée par le destin, on passe d’une vie compliquée à l’autre, d’une femme jalouse aux beaux-parents désagréables, du frère sans filtre au gamin agaçant, le tout dans un climat de profonde mélancolie permanente qui, sur la longueur, finit par lasser. Les lignes de vie viennent se prendre dans les cordes de ce ring où s’affrontent différents pans de société nippone. Sa retenue éminemment culturelle aura sans doute séduit le public japonais, mais frustre par son apathie manifeste.

Kido aura bien son petit coup de sang en réponses aux réflexions désagréables de Kyōichi Taniguchi, frangin d’un des disparus. Il aura aussi son quart d’heure de romance avec une ex-petite amie du vrai Daisuke. Il se trouve lui-même dans la peau d’un entremetteur pas si différent de celui qu’il consulte au parloir de la prison. Triste évidence pour cet homme filmé de dos dont le reflet se confond avec celui d’un vieillard effrayant. Kei Ishikawa choisit d’ouvrir et de conclure son récit par l’énigmatique toile de Magritte, « La reproduction interdite ». Ironique métaphore qui permet à son film de s’en sortir par une pirouette.

20 réflexions sur “A Man

  1. Très belle lecture de ta part !
    Je comprends bien entendu ta retenue pour ce film qui, malgré une symbolique omniprésente liée au dédoublement dans la société, parvient à me captiver tout du long. Il est aussi vrai que le cinéaste ouvre assez rapidement toutes les portes de la compréhension et prend le risque de tourner en rond dans la seconde moitié du récit. Les personnages y sont effectivement sacrifiés pour que l’on s’extirpe la bulle d’intimité de la première heure et que l’on prenne du recul sur la schizophrénie collective de la société nippone, juste assez pour arriver à cet ultime plan. C’est en tout cas de cette manière que je l’ai reçu 😁

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    • Tu l’as bien mieux reçu que moi en tout cas. Je pense que tu es dans le vrai concernant cette « schizophrénie collective » et c’est sûrement ce qui a séduit le public et la critique japonais pour le porter en triomphe ainsi.

      Merci pour ton com, ça fait toujours plaisir. 😀

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  2. Il m’a laissé sur le carreau ce film. J’étais pourtant très attirée par le sujet et le contexte japonais mais j’ai trouvé l’ensemble d’un ennui profond, confus du trop plein de thèmes abordés et de flashbacks. Dommage c’était prometteur.

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