Daaaaaalí !

Surréalité

« Attention à jouer au génie parce qu’on rrrrrrisque de le devenir. »

Salvador Dali.

Voilà une rencontre qui n’étonnera pas grand monde. On a longtemps qualifié le corpus filmique de l’Oizo Quentin Dupieux de « surréaliste », terme dont il se défend largement, au même titre que d’autres qualificatifs tels que « déjanté » ou « absurde ». Il va sans dire, pourtant, que ce metteur en scène grand admirateur de Luis Buñuel est depuis longtemps parti à la conquête de l’irrationnel. Les noces de ses obsessions avec celles du peintre le plus azimuté entre tous ne pouvaient qu’advenir. Elles prennent la forme d’un « non-biopic » en manière d’hommage à « Daaaaaalí ! », où six fois Salvador vont pousser les portes de l’incroyable hacienda de l’artiste fada.

Quentin Dupieux insiste : son film, « ce n’est surtout pas la vie de Dalí ». On y trouve pourtant un portrait de l’artiste diffracté en plusieurs entités (à l’image de ce que Todd Haynes avait fait pour capter l’essence dylanienne dans « I’m not there »), représenté à différents âges de sa vie, imité par des acteurs très divers. Pio Marmaï pourrait ainsi représenter son incarnation la plus jeune, et Gilles Lellouche un Dalí plus mûr mais pas moins haut perché. Sous le bleu du ciel espagnol, l’artiste est montré en train de peindre une de ses toiles peuplées d’énigmes : un être macrocéphale pose au côté d’un homme qui avale son mouchoir : l’univers farfelu du Catalan catapulté prend soudain vie à l’écran. Mieux encore, Dupieux lui ajoute la parole pour donner son avis.

« Ça va pas la tête ? T’es fou de le déranger comme ça. Tu sais qui c’est ? » dit le plus handicapé des deux confié à Jérôme Niel. En effet, il ne faudrait pas froisser le maître qui s’enorgueillit d’avoir la grosse tête. Il n’y avait pas meilleur candidat dans le paysage hexagonal actuel qu’Edouard Baer pour superposer son reflet à celui du bavard à moustaches (à part peut-être Fabrice Luchini qui préfère jouer les hurluberlus chez Bruno Dumont désormais). Il est le premier à entrer en scène et sera aussi le dernier à passer une tête à l’image. Et quelle entrée ! Celle d’un sombre monarque qui vient de loin, d’un génie pressé qui aime être adulé, « le seul artiste encore vivant sur cette misérable petite planète » selon ses propres termes.

Le fêlé de Figueras n’était jamais à court d’adjectifs pour contenter son égo macrocosmique lors de ses apparitions publiques. Quentin Dupieux s’en amuse, il en fait même le miel de chacun de ses dialogues. Le vachard espagnol aimait prendre la caméra à témoin, cherchait à magnétiser l’objectif de son regard exorbité, adoptait les postures les plus fantasques pour capter l’attention. Chaque apparition du peintre semble dès lors tout droit sortie d’un de ses tableaux, un happening turbulent de l’aristocrate crâneur toujours affublé d’une canne à pommeau d’argent, parfois flanqué de sa muse hiératique et austère.

Spectacle de la vanité humaine, Dupieux a l’excellente idée de le faire résonner avec les signes annonciateurs de sa finitude programmée comme lorsque Jonathan Cohen, autre incarnation parmi les plus savoureuses du peintre, aperçoit sur son balcon son autre lui-même sous l’apparence d’un vieillard en chaise roulante (Didier Flamand assumant la dernière période dalinienne). Quentin Dupieux ouvrant son film sur un plan fixe reconstituant la « Fontaine nécrophile coulant d’un piano à queue », la tonalité du film ne pouvait être plus explicite sur le temps qui fuit et l’impermanence des êtres.

Le réalisateur aime néanmoins emprunter des tunnels spatio-temporels calés sur les fuseaux des montres molles pour dilater ses récits et aboutir à un emboitement vertigineux que l’on se raconte en tablées buñueliennes. Galvanisé par les élans iconoclastes de ses modèles ibères, Dupieux fait chuter l’art de son piédestal et zigouille du curé comme on brûlerait des images pieuses. Sûr de son talent, il coupe, il monte, il inverse le sens des images, il multiplie les situations insolites (une pluie de chiens (andalous ?) morts) ou explicites (le tir au pigeon qui vise l’acheteuse d’un faux grossier), et ajoute quelques motifs signatures à la première occasion. Ainsi retrouverons-nous le tunnel de « Incroyable mais vrai », le film dans le film de « fumer fait tousser », ou bien encore l’avatar noir & blanc dans la petite lucarne de Georges, le loser si sûr de son style vestimentaire en « Daim », en la personne de Judith, pharmacienne reconvertie en intervieweuse qui doute.

Jusqu’ici, Dupieux avait pris l’habitude d’affubler Anaïs Demoustier de perruques improbables. Cette fois, la banalité « ennuyeuse » de sa coupe de cheveux fait tâche dans ce tourbillon d’excentricités. Ses rendez-vous manqués avec le cataclysmique Catalan vont peu à peu l’amener vers la confession, vers l’affirmation de son incompétence au grand désespoir d’un Romain Duris, détestable producteur de film qui bouffe ses pâtes comme Jonathan Lambert fumait ses cigares dans « Réalité » : avec avidité. L’humeur se veut toutefois nettement plus joyeuse, prenant les rêves à la rigolade et l’industrie du cinéma au diapason.

Celui d’une de ces ritournelles entêtantes dont Dupieux a le secret, et dont il a confié cette fois la composition à un Daft Punk complètement décasqué. Celui-ci fait subir à ses notes de guitare méditerranéennes des micro-variations qui s’accordent à l’humeur de chaque séquence et traversent « Daaaaaalí ! » de part en part. Le film se conforme en durée à l’heure et quart des précédents. Il n’est en effet nullement nécessaire de triturer l’hommage à l’excès, octroyant en un somptueux effet Droste le fin mot à l’artiste tout en restant conscient qu’il demeure à tout jamais une énigme sans fin.

38 réflexions sur “Daaaaaalí !

    • C’est le Dali en représentation, le Dali pitre et prétentieux, le phénomène de foire que Dupieux choisit de depeindre et d’accomoder à sa fantaisie. Le personnage original pouvait en effet avoir des côtés détestables et son histoire montre des affinités douteuses. Rien de tout cela n’intéresse Dupieux, sinon de se fondre dans l’imaginaire abscons du peintre en prenant des biais que n’auraient pas renié Bunuel. Et c’est plutôt un choix judicieux.
      Côtés interprètes, forcément, certains s’en tirent mieux que d’autres.

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  1. Personnellement, je n’ai que très peu apprécié ce film, et on peut remercier les acteurs formidables, qui me permettent d’avoir un avis quelque peu positif à propos du long métrage. N’ayant vu que Yannick de Quentin Dupieux, je n’étais pas habituée à son univers et j’ai sauté à pied joint dans le grand bain…
    Une trame narrative que j’ai trouvé à la fois millimétrée et brouillon, une histoire loufoque et ordinaire, des personnages atta-chiants, enfin bref. Je suis ressortie beaucoup plus perturbée que je n’étais rentrée.
    Néanmoins, même si j’ai eu le sentiment de pénétrer dans un univers « qui n’était pas pour moi », je comprends l’intérêt que certains lui porte, et retenterais sûrement « l’expérience Dupieux avec 1-2 autres de ses films (des recommandations ?).
    Pour ce qui est de la photographie c’est un grand oui !

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    • La photo c’est Dupieux aussi. Il fait beaucoup de choses (filmage, montage, écriture, lumière et parfois même musique même s’il délègue dernièrement cette partie à ses amis musiciens), ce qui lui donne un contrôle total sur l’objet final. Donc si on n’aime pas, la faute lui revient à coup sûr 😉
      Mais, en effet, passer du petit théâtre de « Yannick » et son coup de gueule artistique à « Daaaaaali !  » et ses excentricités narratives, le contraste peut perturber. L’intermédiaire pourrait se situer du côté de « Incroyable mais Vrai » dont on retrouve quelques unes des thématiques ici (notamment sur le vieillissement) et un soupçon d’esprit dalinien (une citation des fourmis de « un Chien andalou »).
      C’est mon conseil.

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  2. Personnage, comme tu le soulignes si bien, qui ne peut que susciter des réactions, son côté mégalo étant le ‘côté obscur ». Personnellement, j’adore sa peinture,

    Imaginer Dali à notre époque sur les réseaux sociaux serait-il aussi surréaliste qu’il l’était ? ;)

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  3. Bonsoir Prince Écran Noir ! À ma grande honte j’avoue n’avoir jamais vu de film de Dupieux, bien que j’y pense très souvent. Il faut dire que mon compagnon est allergique à son univers. Pour le coup, le personnage de Dalî me faisait rire cinq minutes, à l’époque, mais au-delà je saturais un peu ! Un peu fatigant ce monsieur, avec ses obsessions. En tout cas merci de cette intéressante présentation. Bonne soirée

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    • Merci beaucoup Marie-Anne. Il se trouve que l’univers de Dupieux s’accorde bien à celui de Salvador Dali. Celui-ci disait détester « la simplicité », on peut se dire qu’il en va de même pour le réalisateur français. Ceci dit, si les deux ne sont pas vraiment ta tasse de thé, il se pourrait que ses films ne le soient pas davantage. Tente peut-être « Yannick », le moins « étrange » de ses films. Même si chez Dupieux, jamais rien ne se déroule normalement.

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  4. Pingback: Daaaaaali ! Quentin Dupieux | vagabondageautourdesoi

  5. Belke critique !
    J’ai vu le film aujourd’hui. J’ai apprécié l’ambiance surréaliste et le rapport à la temporalité, plutôt bien vu. C’est drôle et décalé un peu à l’image de certaines peintures du peintre.
    Un film où j’ai entraîné mon fils. Lui qui rechignait à venir est ressorti ravi 🙂

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  6. Vu deux fois au cinéma, une très bonne comédie de Dupieux qui a su, selon moi trouvé le bon angle pour parler de Dali sans tomber dans une forme classique et ronflante du Biopic. De toute façon, ce n’est pas le genre du cinéaste.

    Après Yannick, Quentin Dupieux semble entamé une nouvelle mue dans sa carrière, plus personnelle, plus thérapeutique. Qu’est-ce que ça signifie être artiste et quelle place tient-il là-dedans ? Nul doute que toute cette intrigue autour de l’apprentie journaliste obsédé par faire un portrait de Dali, c’est Dupieux qui se questionne en retour, et quand le Dali d’Edouard Baer fait des éloges sur un film qui parle de lui, Dupieux s’adresse à lui-même.

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    • J’ai entendu Dupieux sur Inter disant que de film en film il se trouvait très bon, voir le meilleur dans ce créneau de cinéma. Il se trouve qu’il est à peu près le seul à l’occuper, ce qui en fait un réalisateur d’autant plus important dans le paysage cinématographique français.

      Cette créativité est aussi due au contrôle qu’il exerce sur plusieurs domaines de la production : écriture, mise en scène, montage, un peu à l’image des auteurs de la Nouvelle Vague. En bien plus décontracté tout de même, ce qui le rend éminemment sympathique.

      Et comme tu le dis, très personnel. Mais, à bien y regarder, depuis « Réalité » (et même sans doute avant quand on repense à « Rubber »), les questionnements sur la manière d’appréhender l’art, sur la façon de faire du cinéma, sur le temps qui passe, tout ça était déjà là depuis un bon moment.

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      • Alors oui, mais dans Rubber et Réalité, ça me semblait plus métaphysique, que là c’est de plus en plus explicite. Et ce n’était pas forcément le cœur de ses films, tandis que Yannick et Daaaaali épousent complètement cette thématique. Quoique dans Réalité, Chabat était obsédé par la découverte du « cri parfait » pour mener son projet à bien.

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        • Oui, dans « Réalité », c’était quand même l’histoire d’un réalisateur de films d’horreur. On était en plein dedans. Et tu oublies Jean Dujardin dans Le Daim qui veut faire croire qu’il prépare un film en faisant des repérages avec sa petite caméra. La dernière phrase étant « Filme moi ! »
          Le pouvoir fascinateur de l’objectif est une des constantes de son univers.

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  7. Beaucoup aimé, surtout le fait que le surréalisme soit assumé et renvoie logiquement au peintre, par contre les multiples acteurs a déjà été fait, chouette idée mais pas si originale. Et bon point pour la durée du film, plus long aurait été un risque de redondance

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  8. Bonsoir princecranoir, un film qui m’a beaucoup amusée. Bravo pour ce billet érudit sur l’oeuvre de Dali. Je me suis doutée qu’il y a plein d’allusions à l’oeuvre du Catalan qui pour moi restera immortel dans une pub de mon enfance « Je suis fouuu, du chocolat Lanvin » avec l’accent.

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    • Bonjour Dasola,
      C’est sans doute une de ses occurences médiatiques les plus célèbres, une de celles qui ont contribué à imprimer son image publique si fantasque et son accent si typique. Les acteurs en jouent d’ailleurs beaucoup pour notre grand plaisir.
      Merci beaucoup Dasola pour ce commentaire. Très belle journée.

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