Inherent Vice

Docteur Strange Love

INHERENT VICE

« Je crois que je vais entasser mes affaires et acheter un pick-up
Descendre jusqu’à L. A.
Trouver un endroit qui soit chez moi et essayer de me remettre.
Commencer une toute nouvelle journée. »

Neil Young, out on the weekend, in « Harvest », 1972

Décidément peu adepte des modes de son temps, Paul Thomas Anderson s’autorise parfois un trip vers le passé, une taffe revigorante dans les glorieuses seventies, hippies et enfumées. Dix-sept ans après avoir narré les exploits filmiques d’un acteur bien membré dans « Boogie nights », le voici, dans la même décennie, aux basques d’un privé bizarrement luné pour « Inherent Vice ».

Joaquin Phoenix a refusé d’être le « Dr Strange » de la Marvel, mais a endossé volontiers la dégaine du « Doc » de Thomas Pynchon. Acteur transformiste devant l’éternel, on ne peut qu’être curieux de savoir comment il mène son enquête dans le milieu hétéroclite d’un Los Angeles labyrinthique et parano, sur fond de summer of love finissant. Cheveux longs frisés et rouflaquettes, chemise à fleurs et sandales ouvertes sur des orteils crasseux, ce Marlowe de la fumette reçoit ses client(e)s sur son divan quand ce n’est pas dans son cabinet personnel. Larry « doc » Sportello est un détective atypique, en rupture des clichés habituels, et dont le côté cool laisse forcément baba. Il est une sorte de Dude qui aurait fini par fumer son tapis et ouvert une agence ayant pignon sur rue. « Doc est loin d’être le héros parfait. Il est égoïste, défoncé en permanence… » convient Phoenix dans un interview.

Si le personnage paraît truculent de prime abord, il est néanmoins plongé dans une sorte de « bad hippie dream » aux circonvolutions et arabesques scénariques qui se dissipent face à des réalités immorales, parfois sordides. « Inherent vice » est une sorte de Film Noir passé au grill du soleil californien. Pas de rêve de quilles et de boules de bowling, pas de trip déglingué à la Hunter Thompson, mais plutôt une étrange affaire où s’accusent mutuellement la Fraternité Aryenne, un cador du barreau appelé le Prince Noir de Palos Verdes, un consortium de dentistes qui remet à neuf le râtelier des anciens junkies pour couvrir une sombre affaire d’évasion fiscale. Mais derrière l’écran de fumée de l’enlèvement d’un riche promoteur immobilier, de ces cadavres sur la plage abandonnés et des promos sur les broute-minous, se dissimule sans doute une autre forme de manipulation, de celle qui tirait les ficelles du « Master » dans l’ombre du grand gourou.

Le cocktail étrange concocté par Anderson lui-même à partir de la recette écrite par Pynchon monte vite à la tête, mise tout sur l’embrouille, nous invite à nous perdre dans les méandres d’un récit commenté en voix-off par une dénommée Sortilège (une récitante aux apparitions fugaces confiée à la harpiste Joanna Newsom). Etrange prénom au diapason d’une époque où il était semble-t-il assez cool pour les filles de porter le bikini au ras de la jupe et de s’appeler Xandar, Hope, Chlorinda voire même Japonica, Amethyst ou Bambi ! Mais la plus belle (et la plus mystérieuse également), c’est incontestablement Shasta Fay, ex-petite amie du Doc, portée disparue avec le promoteur Mickey Wolfman. C’est pour elle que le privé va mener l’enquête, activant ses contacts bien placés (Reese Witherspoon en proc coquine, Benicio del Toro en expert du Droit maritime), croisant la trajectoire d’un Judas du saxo (Owen Wilson à moitié schizo), se cognant bien des fois à la mauvaise volonté de « Bigfoot », le boss de la police locale incarné par un Josh Brolin qui cache à peine, sous sa « démarche de John Wayne », un goût prononcé pour les bananes longues et chocolatées.

Pour le défilé de gueules qui se succèdent à l’écran, P.T. Anderson redonne sa chance à quelques vieilles connaissances un peu oubliées (comme il l’avait fait pour Burt Reynolds dans « Boogie Nights »), et c’est toujours avec plaisir qu’on revoit Eric Roberts, même brièvement, ou bien Martin Donovan, acteur récurrent des films d’Hal Hartley. C’est sans doute pour mieux saisir de près « l’invraisemblable vérité » que le réalisateur choisit de poser souvent sa caméra à hauteur d’homme, quand ce n’est pas carrément en contre-plongée, comme pour se prémunir des effets hallucinatoires du brouillard de cannabis qui flotte dans les hauteurs. Anderson enferme ainsi ses personnages dans un périmètre restreint, laissant peu de champ libre à toute forme de respiration. C’est donc noyé dans les détails (le Golden Fang, le Channel view estate, le chick planet massage, sans parler du Chryskylodon) et les noms impossibles (Sauncho Smilax, Adrian Prussia, Puck Beaverton ou le docteur Blatnoyd) que l’on traverse, non sans effort, les deux heures et demie d’un film qui les fait sans problème, heureusement ponctué de bouées rigolardes et salutaires, et rythmé par une sélection de morceaux sacrément bien choisis (essentiellement à base de Can, de Neil Young, avec quelques notes de Sam Cooke ; ne manque qu’une dose de 13th Floor Elevator, groupe largement apprécié de l’écrivain) auxquels s’ajoute un très beau score composé par le fidèle Jonny Greenwood, pilier de Radiohead.

Il ne faut rien attendre des quelques indices griffonnés par le Doc, ceux qu’Anderson daigne nous laisser apercevoir par-dessus son épaule. Il faut en revanche souffrir de se laisser conduire, accepter l’emprise du récit qui nous traîne à travers un long tunnel de dialogues parfois désarçonnant, long couloir qui peut même s’allonger alors qu’on pensait en entrevoir la sortie. Anderson ne fait que pousser à bout la logique de la parole toute puissante à l’œuvre dans ses précédents films, celle qui a fini par mener ses faux prophètes au déclin, qu’ils soient télépsychanalyste, Maître de secte, pasteur exalté ou pétrolier rancunier. Sur le plan formel, il n’a plus à faire la preuve de son immense talent de réalisateur, mais il ne manquera pas de susciter à nouveau les reproches par sa propension à se mettre en porte-à-faux des attentes du spectateur, à s’essayer parfois abruptement à diverses expérimentations. Il se place pourtant dans l’ombre tutélaire des grands modernes des années 70, qu’ils s’appellent Coppola ou Robert Altman. « Inherent Vice », troué de scènes magnifiques et puissamment interprétées, sur un tempo à contretemps, se suit langoureusement, mais sans jamais succomber au « grand sommeil ».

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19 réflexions sur “Inherent Vice

  1. A part ‘Boogie Nights’, rien vu de PT Anderson, ta jolie chronique n’y changera rien 🙂
    En parlant de succomber au grand sommeil, ‘The Shape of water’ peut faire l’affaire, pour ma part, s’il n’y avait pas eu Shannon, j’aurai pas dépassé la 1ère mi-temps…
    Joli w-e l’ami.
    ++

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  2. PT Anderson que J ADORE s’est bien amusé mais sans moi. Malgré la BO, malgré Joaquin GÉNIAL comme d’habitude… j’étais à jeun et j’avais rien fumé d’illicite, du coup le porte nawak ambiant, la crassitude du personnage, l’image cracra, la logorrhée, la provoc à 2 balles, les filles à poil, les garçons habillés n’ont pas eu l’effet escompté sur moi.
    Vivement le prochain PTA. Magnolia et There Will be blood forever… Cela dit je ne reprocherai jamais au réalisateur de se renouveler et de surprendre à chaque film. Et vu son amour de la musique, pourquoi pas une comédie musicale avec un personnage bien sombre et un meurtre

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    • Je comprends ta déception. J’ai revu le film pendant les fêtes (sans préalable prise de substance) avec un ami qui littéralement détesté !
      L’austérité de « The Master » avait déjà largement bousculé les admirateurs de la fresque avec DD Lewis. Personnellement, j’aime son approche à contre-rythme, une nonchalance faussement décontractée dans le récit, qui se joue en permanence de nos attentes.

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  3. P.T. Anderson a acquis une nouvelle dimension à mes yeux depuis le virage de There will be blood et j’avais bien aimé cet Inherent Vice qui rend hommage au Privé de son maitre Altman. Un cocktail étrange comme tu dis, une espèce de bad trip cinématographique, avec des hauts et des bas, mais les hauts valent le détour et je me suis pour ma part bien amusé.

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    • Complètement d’accord. Je pense qu’Altman s’est trouvé en effet un digne successeur.
      En parlant de cocktail, « Punch-drunk love » avait déjà, me semble-t-il, ce goût particulier de la comédie oblique. Un film qu’il me faudra revoir à l’occasion, tiens.

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  4. Franchement un bon souvenir de ce film, vu avec un copain grand amateur des délires signés PTA. Je le suis moins que lui, à l’évidence, mais le fou rire que nous avons eu devant certaines scènes particulièrement hallucinées me laisse dire que je ne regrette pas d’avoir tenté l’expérience.

    Phoenix est juste génial, comme d’hab. Du reste, je ne ferai pas un film culte, non, mais une oeuvre que j’aimerai sans doute revoir d’ici quelques années.

    Fumette non-obligatoire pour apprécier le tout comme un moment de cinéma « à part », et pour cette même raison intéressant.

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    • Il est sûr qu’avec ce rôle et tous les autres, Joaquin Phoenix s’inscrit au rang des acteurs qui vont marquer leur temps. On l’a vu récemment dans « you were never really here » dans une prestation qui vaut largement plus que le film qu’il porte.

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  5. Je prends un grand retard concernant les films de l’acteur Joaquin Phoenix que j’aime particulièrement et qui manifestement lie aisément les cinéphiles à lui… Tu m’apprends un truc sur Strange. Strange lui aurait peut-être bien collé à la peau mais il paraît si loin (et tant mieux) de ce cinéma-là.

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    • C’est lui-même qui en parlait dans ses interviews de l’époque. Pas sûr en effet, rétrospectivement, que le rôle du magicien de la Marvel (qui sied finalement si bien à l’étrange Cumberbatch) lui ait tant convenu. C’est peut-être parce que Phoenix a donné naguère dans le blockbuster peplumesque, qu’il emprunte désormais d’autres chemins de carrière.

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  6. Pas revu depuis la sortie, mais c’était plutôt amusant. Rien que le fait que le film a l’air d’être tourné sous marijane et écrit avec les mêmes produits laisse plutôt songeur. Tout le film est imprégné de cette absurdité totale.

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  7. Bonjour, je garde un souvenir positif du film, avec son foisonnement scénaristique, ses dialogues littéraires cocasses et l’ambiance californienne des années 70, les personnages déjantés. Merci pour ton texte très intéressant et juste.

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