La colline des hommes perdus

L’incorruptible

« J’ai toujours su de quoi il était capable. John Huston, quand il l’a engagé pour « l’Homme qui voulut être roi », le savait également. Sean a toujours su jouer comme un géant. »

              Sidney Lumet

Il s’appelait Sean. Sean Connery. Grâce à lui, tout le monde aura su comment prononcer cet étrange prénom d’origine gaélique. Car bien évidemment, aux yeux de tous, il demeurera le premier à servir sous le matricule 007. « Il est presque impossible de tenter d’effacer l’image de Bond » avouait-il d’ailleurs en 89. Ce grand fauve au physique athlétique avait pourtant déjà pu prouver à de multiples reprises, et dans des genres divers et variés toute l’étendue de ses talents d’acteur : Moine enquêteur dans « le Nom de la Rose », aventurier mégalo dans le remarquable « homme qui voulut être roi », et père d’un autre dans « Indiana Jones et la dernière Croisade », et tant d’autres…. Son rôle de policier chez « Les Incorruptibles » de De Palma lui permit d’obtenir son premier Oscar,… pour un second rôle. De quoi mettre en rogne, comme ce flic qu’il interprétait dans le très sombre « The Offence » de Sidney Lumet. Le même Lumet fut d’ailleurs un des premiers (avec Hitchcock) à lui proposer un rôle puissant et traumatisant dès les années 60, au sommet de « La colline des hommes perdus. »

Sidney Lumet aime les environnements clos. Après s’être fait remarquer au barreau pour ses délibérations en compagnie de « 12 hommes en colère », on le retrouve quelques années plus tard derrière les barreaux de la cellule 8, au pied de « the Hill ». En matière de brimades, les Anglais savent y faire, ayant fourbi leurs méthodes d’asservissement sur tous les continents et les mettant en usage sur les populations indigènes. C’est sous le soleil d’Afrique du Nord que Ray Rigby le scénariste situe justement l’action. Plutôt qu’une prison britannique à destination des soldats indociles de Sa Majesté, mieux vaut envisager le lieu comme une sorte de camp de redressement, où l’on surveille et on punit, où l’on brise les esprits récalcitrants, de manière perverse et insidieuse, sans pourtant jamais porter atteinte à l’intégrité physique.

Lumet s’y enferme en compagnie d’une poignée d’insoumis, ayant atterri dans cette antichambre de l’enfer pour des motifs plus ou moins graves : l’un aura payé cher un coup de sang, l’autre son sens de la débrouille et du négoce, un troisième l’envie de revoir sa chère et tendre, et un quatrième sa mauvaise couleur de peau. Et puis, bien sûr, il y a Sean Connery, en rupture de Bond pour redevenir simple sous-officier au service du Roi, une forte-tête qui n’en est pas moins homme de principes. En pleine période de guerre mondiale, tandis que Ian Fleming en était encore à jouer les infiltrés pour la Couronne britannique, le sergent Joe Roberts préféra désobéir plutôt que de regarder ses hommes tomber. Déjà, dans son rôle d’agent secret tombeur de ces dames, il aimait passer pour un action man tout feu tout flamme, un espion efficace mais souvent difficile à contrôler.

C’est davantage sous cette étiquette qu’il se présente sous l’autorité du Sergent-Major Bert Wilson campé avec la malice due à son rang par Sir Harry Andrews (ce qui lui vaudra d’ailleurs une nomination aux BAFTA en tant que meilleur acteur). Ce dernier lui promet « du sable, des pierres et de la sueur » tout en haut de la colline, énorme château de sable qui domine ce camp planté sous le soleil. Et l’Ecossais, comme les autres, de mouiller la chemise sous le cagnard, après un rapide tour du propriétaire, en plan séquence et sans tricher. Cet immense chevalet de torture à ciel ouvert, pyramide de souffrance au beau milieu du désert libyen, est là pour remettre les dévoyés dans le droit chemin, instrument de coercition aussi archaïque que le code sur lequel s’appuient les cadres qui en font usage, châtiment aussi absurde que celui infligé à Sisyphe roulant éternellement sa pierre vers le sommet de la montagne.

C’est depuis ce sommet que Lumet choisit d’ouvrir son film, un point de vue zénithal sur un système en forme de déni de démocratie. « C’est le point de vue qui fait la singularité d’un film, et plus précisément le point de vue moral. » confiera bien après le cinéaste dans les colonnes des Cahiers du Cinéma. Et c’est bien cela qui est à l’œuvre dans la mise en scène de « the Hill », lorsqu’il filme un camp en perpétuelle agitation (des hommes qui défilent, qui font de l’exercice ou qui remontent le sable à la pelle au sommet de la colline sous les aboiements des gardiens) telle une société disciplinée où il faut « apprendre à survivre », où l’on sacrifie les faibles et où ne parle que sur autorisation.

Pour la conduire à la baguette, Lumet filme une poignée de gardes-chiourmes investis d’autorité, des frustrés privés de gloire qui s’agrippent à leur petit pouvoir comme un molosse à son os, le tout sous la tutelle d’un haut gradé qui fait figure de pantin pusillanime (le commandant du camp qui préfère le lit douillet des prostituées maghrébines aux barbelés austères du camp dont il a la charge). Sans autre revendication que ce Noir & Blanc sec et accablant, Sydney Lumet inscrit son film dans la continuité d’autres chroniques carcérales qui dénonçaient les conditions de vie déplorables des détenus et la brutalité excessive des matons, celles du poignant « Brute Force » de son compatriote Jules Dassin, ou bien plus lointainement celles de « je suis un évadé » de Mervyn LeRoy.

L’environnement britannique ne doit ainsi jamais faire oublier les origines américaines du réalisateur aux commandes, et la place significative qu’occupe le soldat noir qui se voit déchu de son humanité même, venant emboîter le pas des grands hommes qui, à l’époque, défilent dans les rues pour la défense des Droits Civiques. Ainsi la non-violence devient-elle la ligne de défense du détenu Joe Roberts, qui connaît le code à la lettre mais tente d’en bouger les lignes de défense au grand dam d’un maton zélé et sadique campé par Ian Hendry. Epaulé dans sa lutte par un gardien plus compréhensif (voire plus sensible, peut-être, au charme masculin comme le laisse entendre son attitude vis-à-vis de Stevens) confié à Ian Bannen (celui-là même dont Connery fera son souffre-douleur bien plus tard dans « The Offence » !), il lui faudra néanmoins négocier avec les travers de ses camarades de cellule : la veulerie de l’un, la lâcheté de l’autre, et la folie qui s’empare des plus vulnérables.

« Vous n’avez pas encore compris ? le temps de changer les hommes en jouets mécaniques est fini ! » clame Roberts avec une jouissante insubordination à la face d’un Wilson qui ne peut que prendre acte d’une situation inédite « en 25 ans de carrière ». Lumet sonne l’hallali d’un système qui s’est fourvoyé sur la question de l’exemple (il enfonce le clou du magnifique « King and Country » de Losey sorti l’année précédente), prenant appui sur une mise au pas rigoureuse et militaire dont se souviendra d’ailleurs Stan Kubrick bien des années plus tard lorsqu’il tournera le long et mémorable prologue d’entraînement des GI’s dans « Full Metal Jacket ». Du haut de « the Hill » Sydney Lumet fait un signe aux « Sentiers de la Gloire », sans pour autant s’apitoyer, menant ses hommes au sommet de la colline, sans compromis, avant de régler leur sort dans une conclusion sèche comme un tour d’écrou.

32 réflexions sur “La colline des hommes perdus

  1. T’es quand même incroyable, alors que je suis entrain de chercher quel film dans l’immense carrière de Sean Connery, je pourrais critiqué, toi tu l’écris déjà. Concernant ce film précis, je ne l’ai hélas jamais vu même si ça fait longtemps que je cherche une occasion de le découvrir. En revanche j’avais été très marqué par leurs deux autres collaborations The Offence et Family Business. J’espère donc que celle-ci sera toute aussi puissante.

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    • Merci.
      Le film m’avait marqué lors de mon premier visionnage, il y a très longtemps, ce devait être au cinéma de minuit ou lors d’un ciné club quelconque. J’ai sauté sur l’occasion quand j’ai trouvé le DVD.
      C’est une légende, presque une présence familière qui nous quitte, après Kirk Douglas, Juliette Greco, Michael Lonsdale,…

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  2. Vu ce film un jour sur FR3…. impressionnant. Mais je parie que ce ne sera pas ce film là que les chaines TV vont sortir pour rendre hommage (dommage!) Merci pour ton article pour cet acteur à la belle voix et prestance … et qui savait si bien conduire l’Aston Martin !

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    • La grande classe dans la db5 « Goldfinger » gris métallisé, peut-être plus que Daniel Craig en route pour Skyfall.
      Les paris sont ouverts mais je ne pense pas en effet, ou alors sur Arte. Pour les autres, je penche plus sur « Les Incorruptibles » ou « le nom de la rose ».

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  3. Nooooon !
    Pas lui. Sean Connery c’est, pour moi en tout cas, LE James Bond par excellence.
    Tu m’apprends son décès.
    Ca devait lui arriver un jour vu son âge. Le whisky écossais conserve un homme, mais même quand on a fréquenté les Highlanders de près, l’heure des adieux finit par sonner. Sonnez cornes-muses !
    Adieu sir Sean.

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  4. Je l’avais vraiment adoré dans ce film (d’ailleurs, il est sur mon blog parmi tous les articles que j’ai sur lui, et j’ai ré-édité la « crasy biographie » que j’avais faite.
    Cela m’a fait tout de même un choc d’apprendre son décès, même si je savais qu’il avait Alzheimzer…

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    • C’est à chaque fois un morceau de notre jeunesse que la mort nous enlève. Il etait devenu une sorte de mythe vivant, il sera désormais un légende éternelle.
      En plus il avait bon goût, comme Kirk Douglas, en chosissant une épouse francophone. 😉

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  5. C’est en lisant ils « remontent le sable à la pelle au sommet de la colline sous les aboiements des gardiens », que j’ai compris que je l’avais vu. Mais il faudrait une séance de rattrapage.
    Belle chronique comle dhab.

    Ce soir soirée James Bond.

    Epaulé par dans

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    • Merci.
      Il méritait bien cela. J’aurais aimé parler aussi de « traître sur commande » de Ritt, où il partage l’affiche avec le non moins géant Richard Harris. Mais ma chronique était trop ancienne, mal fagotée et pas le temps de la remettre à jour.

      Bond, forever.

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      • J’ai donc revu le James contre le No… Sean magnifique. J’en reviens pas, il n’avait que 32 ans.
        Mais question scénar… j’ai bien ri lorsqu’Ursula sort de l’onde en chantonnant avec son couteau à la ceinture de son bikini (j’en pouffe encore :-)))))) et ses gros coquillages qu’elle collectionne. La façon dont elle est parachutée au milieu de l’histoire est vraiment tordante.
        Franchement, à part Sean et quitte à paraître opportuniste, ce film vaut pas tripette. Du coup je n’ai pas tenu pour les diamants éternels. J’ai coupé le poste après Shirley et ait retrouvé les sinistres crimes d’Octobre…

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        • Dans mon souvenir, « Diamonds are forever » est encore moins bien (sauf la chanson qui est top). D’ailleurs Connery, qui avait cédé la place à Lazenby, n’a accepte de le tourner uniquement contre le financement de « The Offence ».
          Je n’ai pas regardé « No » hier. Je me le referai sans doute un de ces jours. J’aime le côté naïf de ces premiers Bond.

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  6. Moi aussi, je n’ai jamais vu The Hill, les films sur l’univers carcéral n’étant habituellement pas ce que je préfère. Mais pour revoir Sean Connery, je ferai peut-être une exception, d’autant que tu en parles bien. Goodbye 007.

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