SHOCK CORRIDOR

La tête contre les murs

« Un reporter n’est pas un dieu ! Il n’est même pas un magnétophone enregistreur, ni un appareil photo. Même une photo peut mentir. Il s’agit de questionner une ombre car le meurtrier est caché dans l’ombre. Il n’existe pas de photo d’un meurtrier : elle est toute noire. »

Samuel Fuller in « La machine à écrire, le fusil et le cinéaste » de Adam Simon, 1996.

Samuel Fuller est un cinéaste qui a toujours été en quête de vérité. Il est allé la chercher dans les poubelles, en tant que reporter des bas-fonds de New York et de San Diego. Il est allé la traquer sur les champs de bataille, au plus près de la mort, dans le sang versé sur les plages de Normandie, de Sicile et d’ailleurs. Il est allé l’apporter à Hollywood, au pays du mensonge, où il en a badigeonné ses films les plus noirs. Il en a tâté la chair avant de comprendre qu’il vivait dans un pays de cinglés, dans la rue sans issue qui s’arrête au « Shock Corridor ». Son film parle de cette quête obsessionnelle, de son pays schizophrène et des idées noires qui s’habillent de blanc.

La recherche de la vérité est une quête impossible. C’est ce que pensait Arthur Brisbane dans les années trente, premier patron du tout jeune Sam Fuller qui lui servait de grouillot au milieu des rotatives. « Tu feras peut-être un jour un reportage dans un asile de fous et tu comprendras ce que je veux dire » lui aurait-il dit. Après avoir écumé les faits divers de Film Noir, être retourné au front à plusieurs reprises, une fois devenu son propre producteur, Fuller peut enfin descendre dans la fosse aux serpents. Un petit coin de studio, un budget sous camisole, un scénario sans concession écrit dans les années 40 (et jadis proposé à Fritz Lang), quelques stock-shots couleurs sortis de la « Maison de Bambou » ou récupérés chez « Tigrero », et un franc coup de main du grand Eugène Lourié pour les décors (un spécialiste de « la Grande Illusion »), le voilà prêt. Il enrôle quelques acteurs à peu de frais, quelques compagnons d’armes qui ont avec lui « vécu l’enfer de Corée » ou bien suivi les « ordres secrets aux espions nazis » (tels Gene Evans ou James Best).

A ceux-là s’ajoutent quelques familiers du second plan comme Larry Tucker ou Hari Rhodes. Il choisit Peter Breck pour jouer Johnny Barrett, le reporter infiltré, un acteur en transe dont il aimait « l’étrangeté » (« je voulais quelqu’un qui ait, physiquement, l’air un peu nerveux. Il avait ça dans les yeux. » explique Fuller dans ses entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo). Et puis surtout il engage Constance Towers, aperçue par deux fois chez John Ford, pour jouer la machine à fantasme, Cathy la dactylo le jour, strip-teaseuse au boa le soir, la complice du parloir. Riche de cette équipe de bonne volonté, Fuller s’enfonce dans ce « Shock Corridor » pour y dévoiler peut-être ce qu’il appelle le « troisième visage », celui qui se cache en chacun de nous mais qui toujours se dérobe.

Il se met donc dans la peau de Barrett, un de ces journalistes de l’extrême, un de ces kamikazes de la une qui espèrent décrocher le Pulitzer comme d’autres s’entraînent à décrocher la Lune. Il faut pour cela un véritable mental de fer, un entraînement rude (il s’est préparé avec ses deux employeurs, deux anciens psychanalystes de guerre), un sens prodigieux de la simulation pour mieux berner les matons à la grille, pour se jouer des analystes de blanc vêtus. Barrett est prêt à tout abandonner, à faire passer sa femme pour sa sœur, à simuler l’inceste pour mieux s’aventurer « aussi loin qu’il le peut » au pays des déviances, à remonter le fleuve de la démence en toute abnégation juste pour obtenir un nom. Qui a tué Sloan ?

Personne jusqu’ici, pas même la police, n’a trouvé la réponse à cette énigme criminelle. Elle se cache au fond d’un couloir immense qui apparait au générique, offrant une perspective qui n’a pas d’horizon. Dans le jargon de l’asile, on appelle ça « la rue », un endroit que Fuller connaît par cœur. Il l’a parcourue en long, en large et dans tous ses travers. Il en a fait des articles, des films et des romans. Il en connaît les habitants, tous ces débris qui désormais peuplent l’abyme de cet institut « d’hygiène mentale ». Pas une prison, juste un territoire de perdition, une « métaphore limpide de l’Amérique » comme le souligne Martin Scorsese en faisant son « Voyage à travers le cinéma américain ». Ce grand admirateur du film en prélèvera les ombres pour les glisser entre les murs de « Shutter Island ».

Dans la section B du 16ème district, on y croise toutes sortes d’hurluberlus. Il y a ce dénommé Stuart, un vétéran de la Corée qui est passé au Rouge avant de définitivement perdre le sens des couleurs. Il se prend désormais pour un autre Stuart, un célèbre général confédéré, rejouant ad libitum la bataille de Gettysburg pour tenter d’en changer le cours (on n’est pas très loin des délires de Ben Horne dans « Twin Peaks », Lynch connaît ses classiques). Il y a aussi cet obèse fana d’opéra qui entonne chaque nuit un air de Figaro, ou bien l’étonnant Boden, ex-ingénieur travaillant sur l’arme atomique qui a préféré fuir l’horreur en se réfugiant dans l’innocence de ses six ans.

Mais le plus fascinant des trois témoins clefs de l’affaire est sans doute Trent, un jeune étudiant afro-américain qui se prend soudain pour un militant du KKK, changeant ses taies d’oreillers en cagoule et galvanisant la foule des déments pour piétiner les lois de 54 et crier haro sur les siens ! Ce faisant, Fuller pousse la schizophrénie à son paroxysme d’absurdité, se fait le cri d’une douleur intérieure, celle d’un pays rongé par ses tares. Ce qu’il donne à voir est édifiant, il y a de quoi en rester coi. Une fois la vérité mise à nue par cet ex-militaire, l’intrigue criminelle finit par se noyer dans la démence. Son enquêteur s’oublie, il n’est plus étanche depuis un moment.

« Celui qu’il veut détruire, Dieu le rend fou » aurait dit Euripide cité en exergue et en conclusion du film. Fuller aura été aussi loin que possible, quitte à s’abimer pour de bon, à se mettre à dos la profession en passant pour un dingue. « Je voulais heurter certains journaux réactionnaires avec ce film, et ça n’a pas manqué. » se souvenait encore Fuller. Il faut dire que, depuis toujours, son style direct, nerveux et brutal ne produit pas un cinéma des plus aimables. On peut même dire qu’un « brin de folie l’habite » comme l’écrivait Luc Moullet dans les Cahiers avant même qu’il ne tourne ce film. Perturbant au possible, électrisant à l’extrême, « Shock Corridor » frappe les esprits comme un violent coup de matraque, de ceux qui mettent l’Amérique chaos.

44 réflexions sur “SHOCK CORRIDOR

  1. Hello l’ami. Article très fouillé et salutaire car si j’aime énormément le film, l’un des tout meilleurs sur l’univers psychiatrique, bien des précisions me sont sorties de l’esprit. Notamment tous ces hommes de la « rue ». Film fascinant, impressionnant au sens strict. Il me faudrait le revoir. Il me semble que le temps est venu pour moi de revoir plus que de voir. Il faudrait…
    Bon été Florent ainsi qu’à tes proches. 🎬

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    • Voilà qui me ravit d’être à l’origine d’un regain d’intérêt pour ce film choc signé du grand Fuller. Il constitue à bien des titres la matrice de nombreux films « psychiatriques », un film impressionnant, dirigé avec indépendance et caractère par un réalisateur-reporter qui n’en manquait pas.
      Il faut profiter de chaque instant, tu as raison. Profiter des merveilles d’antan, mais sans pour autant renoncer à celles d’aujourd’hui me semble-t-il.
      Que ton été soit le plus doux possible, devant de grands films assurément.

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  2. Ah oui le noir militant du KKK c’est original.
    Bon… après cette note, je suis allée lire des critiques du film ailleurs.
    Les plus catastrophiques l’emportent et du coup, n’ayant je crois jamais vu de film de Samuel Fuller, ce ne sera pas encore avec celui-là que je commencerai.
    J’aime mieux le tellement beau et sentimental nouveau Park Chan Wook. Rien à voir ? Oui, je sais. Mais avec une scène finale tellement renversante, je suis encore sous le choc.

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    • J’y vais demain.
      Tu as tort de bouder l’excellente filmo de Sam Fuller, cinéaste sur lequel des Tarantino, Jarmusch, Scorsese, Godard et bien d’autres ne tarissent pas d’éloge. Entamer son œuvre par ce film n’est peut-être pas l’entrée la plus confortable (même s’il y fait preuve d’une audace et d’une modernité insolente), mais tu peux te replier sans souci sur l’excellent « Pick up on South Street » avec Widmark dont j’ai déjà vanté les mérites ici, ou bien sur le fabuleux western mettant une femme à l’honneur : « forty guns » avec une impressionnante Barbara Stanwyck.

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