La VIE est BELLE

Et si tu n’existais pas ?

« Ils perdirent l’Etoile un soir. Pourquoi perd-on
L’Etoile ? Pour l’avoir parfois trop regardée… »

Edmond Rostand, les Rois Mages, 1922

Noël autorise tous les miracles. Celui d’un monde soudainement apaisé, rendu calme et serein par l’opération du saint esprit. Il suffit d’un instant de grâce pour que « les Bonnes Etoiles » de Kore-eda nous soufflent à l’oreille « Merci à toi d’être né » et redonne alors de l’importance à un idéal que l’on a cru vain. Il suffit qu’un ange passe, et puis « la Vie est Belle ». Elle l’est surtout grâce à Franck Capra qui, au sortir de la guerre, inscrit ce chef d’œuvre qu’il serait blâmable d’ignorer en période de fête, et même criminel d’oublier le restant de l’année.

Il existe des films sans lesquels, la vie serait sans doute moins belle. Sans « le Magicien d’Oz » par exemple, on n’aurait jamais l’impression, en trouvant enfin sa voie, d’être en train de suivre la route de briques jaunes. Sans « Citizen Kane », on vivrait sans le souvenir de ces temps d’insouciance partagés en glissant sur la neige. Sans « Elle et Lui », on se dirait que personne ne nous attend quelque part, au fond d’un orphelinat ou tout en haut d’une tour, que le bonheur n’est qu’une parenthèse. Mais parce que de tels films existent alors « la Vie est Belle » aussi pour Franck Capra, qui sait tirer le meilleur de ces parts essentielles de rêve américain, un roman de Mark Twain dans la poche et Dickens sans doute pas très loin. Son histoire ne se déroule pas au Kansas mais dans la fictive bourgade rurale de Bedford Falls. Ici pas de méchante Sorcière de l’Ouest mais un vil sorcier de la finance, un grippe-sou local nommé Potter (inoubliable Lionel Barrymore, cloué dans son fauteuil avec le buste de Napoléon qui lui murmure à l’oreille) dont la seule raison de vivre est de faire du profit sur le dos des plus pauvres. Pas de magnat de la presse mais un patron de crédit immobilier solidaire qui lui aussi aimait dévaler les pentes enneigées quand il était jeune. Pas de romance transatlantique mais une belle déclaration au clair de lune qui vaut mieux que des longs discours qui s’effacent avec le temps.

Capra raconte que, à son retour à Hollywood après la démobilisation, il était un peu comme George Bailey lorsque l’ange Clarence lui montre ce qu’aurait été sa ville s’il n’y avait jamais mis les pieds. « Je ne connaissais presque personne, écrit-il dans son autobiographie. Les nouveaux visages étaient plus jeunes, plus effrontés, plus avides de succès. Il était extrêmement déconcertant d’être présenté à une actrice ou un metteur en scène qui « montait » et de s’entendre demander : « Franck comment ? » » Sans doute exagère-t-il un peu la situation mais on imagine bien la surprise de celui qui fut the name above the title avant-guerre (ce sera même le titre de son autobiographie), un réalisateur à la célébrité hors-norme depuis le succès de « It happened one night » (une sorte de Spielberg avant l’heure), lorsqu’il se vit ainsi déclassé à son retour. Il suffira alors que la Providence lui glisse une belle idée de film entre les doigts : « C’était l’histoire que j’avais cherché toute ma vie ! » écrit-il. Une histoire qui s’accorde avec ses valeurs chrétiennes, conciliant la générosité et solidarité, aspirant à un idéal de communauté, de concorde et de partage pour lequel il venait de combattre durant quatre années.

Ce n’est pas la première fois que Capra se voit obligé de repartir de zéro. Immigré sicilien arrivé sans le sou au tout début du XXème siècle, il a connu la pauvreté et plusieurs revers de fortune. Lorsqu’il filme dans « la Vie est Belle » l’emménagement de la famille Martini dans un pavillon tout neuf bâti grâce aux crédits de la Bailey Building and Loan Association, comment ne pas y voir une allusion à sa propre famille ? Il fait même monter une chèvre (capra en italien) dans la voiture qui les emporte jusqu’au seuil de leur home sweet home. George Bailey est le fils de Peter et neveu de Billy (Thomas Mitchell, un régulier de chez Capra), tous deux fondateurs de cette maison de crédit tournée vers les plus démunis, unanimement appréciés de la population. George s’inscrit dans les pas de son père en reprenant la tête de la société à sa mort et la fait prospérer malgré les assauts répétés de l’ignoble banquier Potter. Bref, George Bailey est le gendre idéal, un de ces types qui n’irritent que les vieux scrogneugneux, un de ceux à qui on a envie de lancer des fleurs.

Et Capra en a plus d’une à placer sur sa route, à commencer par la pimpante Violet qui lui fait du gringue dès son plus jeune âge (confiée à une Gloria Grahame débutante), puis Mary (admirable Donna Reed) la femme aux hortensias qu’il finira par épouser, et qui lui donnera un joli bouquet de bambins : Pete, Janie, Tommy et Zouzou, autant de pétales de roses que ce père de famille aimant glissera dans sa poche. « La Vie est Belle » comporte tous les ingrédients de la success story familiale naïve et mièvre qu’on lui reproche parfois d’être (auxquels s’ajoute pour les rouspéteurs de gauche un prêchi-prêcha catho et patriotique un peu trop appuyé, et pour les grincheux de droite un fort penchant pour le populisme, voire les idées communistes), mais attention, « l’optimisme de Capra est à la fois une forme de déni et un mécanisme de protection » remarquent à juste titre Tavernier et Coursodon dans « 50 ans de cinéma américain ». Car la charmante Bedford Falls, avec son cinéma, son grand magasin et son lycée, ces atours de petite ville tranquille qui a toute l’attention des hautes sphères célestes, est en réalité une « Dark City », un piège, une malédiction pour George. Capra et ses deux scénaristes (le couple Hackett/Goodrich) vont l’enchaîner à ses racines, l’investir d’une mission qui le dépasse (qui n’est pas sans rappeler celle que remplit le réalisateur quand il s’attela pendant la guerre à la série documentaire « Pourquoi nous combattons »), le contraignant à une vie de renoncements. Même la guerre dans le film ne parviendra pas à l’attirer jusqu’au front ; il sera réformé à cause de sa surdité. Un comble pour son interprète qui venait de s’illustrer comme chef d’escadrille dans un B-24.

Capra n’a pas eu à chercher loin l’acteur idéal pour incarner George Bailey. Celui qui fut son Mr Smith venait d’être démobilisé et accepta sans même un arrêt sur image. James Stewart a plus que l’envergure du rôle de George, il en a l’allure, le charisme, la vivacité. Mais aussi les fêlures, la part sombre. Lorsque l’oncle Billy perd les huit mille dollars de fond de caisse, il s’emporte, laisse la colère l’aveugler, les regrets et le désespoir prendre le dessus. George Bailey n’était donc pas qu’un type admirable, celui qui est toujours là pour vous, vous fait confiance en toutes circonstances, vous réconforte quand ça va mal, se sacrifie même pour vous sortir de l’embarras, capable de se jeter à l’eau par jour de grand froid. Il n’était donc pas si lisse, battant en brèche l’angélisme de façade voulu par Capra pour donner dans la dernière demi-heure une épaisseur encore plus riche à son chef d’œuvre.

Le réalisateur sait qu’un monde sans George Bailey est possible. Cette rue où s’enchaînent les troquets inhospitaliers, les cabarets décadents, les lieux de profits et de perdition, tout cela existe, pas besoin de l’inventer. « L’inversion de tonalité, le passage à l’optimisme final ne dissipent pas les images aperçues dans l’histoire imaginée, où la petite ville est avalée par le gigantisme moderne. » analyse encore Pierre Berthomieu dans « Le temps des géants ». Passé un bref état de grâce dans la critique, le réalisateur aura d’ailleurs à affronter ce retour au réel avec l’échec financier du film, mettant en péril sa société Liberty Films dont « La Vie est Belle » sera l’une des deux seules productions. « L’idéalisme sans le réalisme mène à la ruine » dit Potter dans le film. Cet échec en salle ne sera pourtant pas la victoire absolue du cynique, car ce film que Capra chérissait tant trouvera finalement son chemin sur petit écran, s’installant durant la trêve des confiseurs dans la mémoire de ceux qui y ont prêté attention, comme un peu de baume au cœur concocté par celui que Truffaut désignait comme « une sorte de guérisseur » mais aussi comme « un grand metteur en scène ».

38 réflexions sur “La VIE est BELLE

    • CE Capra ne se refuse pas. Il devrait même être diffusé systématiquement dans tous les foyers le soir du réveillon.
      Grand merci à toi, et passe un très bon Noël.
      ps : et n’oublie pas que, si tu entends une clochette tinter ce soir, c’est qu’un ange vient de recevoir ses ailes. 😉

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  1. Je prévois justement de regarder un Capra l’un de ces prochains jours. Nous en reparlerons, donc. Merci pour cette belle chronique de l’un de mes films « coup de coeur », même si je crois lui préférer « Mr. Smith au Sénat ». Mais de peu !

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    • Merci Martin 🙂
      C’est, je dois bien l’avouer, un film qui m’arrache des larmes à chaque vision. Ce fut le cas encore ces derniers jours lorsque je me le suis repassé. Je crois qu’à force de le voir, je commence à le connaître par cœur mais pour autant, je n’arrive pas à contenir l’émotion de certaines scènes : celle où le pharmacien Gower se rend compte qu’il a fait une erreur alors qu’il est en train de battre ce pauvre George, lorsque George retrouve ses enfants à la fin, et évidemment quand tout le monde cotise pour sauver le Crédit Bailey. Rien que le souvenir de ces scène m’émeut.
      On pourrait dire que cela dégouline de bons sentiments et pourtant, il y a une mise en balance avec un monde d’une telle noirceur dans ce film que les moments joyeux n’en sont que plus bouleversants me semble-t-il. En cela, je le préfère à tous les autres Capra qui, pour ceux que j’ai vus, sont tous par ailleurs admirables.
      « Hi han », comme dirait Sam dans le film. 😉

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    • Rien à voir avec le Benigni. D’ailleurs, quand ce dernier est sorti, je n’ai pas du tout compris pourquoi on lui collait le même titre que le Capra.
      Ceci dit, son titre original étant « It’s a wonderful life » on aurait pu le traduire plus littéralement par « c’est une vie merveilleuse ».
      Mais quelque soit le titre qu’on choisisse, il FAUT voir ce film de Capra qui est, comme son titre original l’indique, absolument « merveilleux ».

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  2. Je n’en crois pas un mot. Tu n’es pas à l’âge où on se pète le col mais j’aurais aimé voir ton étonnement.
    Je suis assez contente de l’une de mes (rares) qualités : savoir changer d’avis. Et je rêve de Pandora désormais. La vie est belle !

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    • « La richesse de ce monde est tout autour de nous, et pas seulement sous nos pieds. Les Na’vis le savent et sont prêts à se battre pour le défendre. Si vous voulez partager ce monde avec eux, il faut que vous appreniez à les comprendre. »
      Dr Grace dans « Avatar ».
      Il te reste un film à réhabiliter. 😉

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  3. Le bonheur est un sentiment que Capra adoube avec fierté et sans concessions. Il s’agit de notre cadeau de Noël, à nous spectateurs qui sommes là en train de regarder le destin d’un homme, malmené par des situations de vie qui nous sont voisines. Une réussite et visionnage annuel qui continue encore de me bouleverser. Merci d’être revenu sur cette magnifique fable, généreuse et effectivement « guérisseuse ».

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    • C’est incroyable de voir cette célébration désormais quasi unanime de ce chef d’œuvre de Capra. Cela n’a pourtant pas été toujours le cas, et le réalisateur en témoigne d’ailleurs dans sa bio. C’est aujourd’hui un cadeau qui ravit chaque année ceux qui le voient, un formidable hymne à ce que le genre humain peut offrir de meilleur.

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