REIMS POLAR 2024 jour 5 : Palmarès + The Last Stop in Yuma County + Only the River flows + Un Homme en Fuite

Des sous, du sang, des larmes et au milieu coule une rivière

Fin de partie et palmarès pour Reims Polar qui baisse le rideau sur une programmation riche en découvertes heureuses ou malheureuses. Cette dernière ligne droite nous emmène faire le plein de sensations aux Etats-Unis avec « The Last Stop in Yuma County », puis s’en va voguer vers la Chine pour « Only the River flows » et enfin accoster dans les Ardennes à la recherche d’« Un Homme en Fuite ».

Nous n’irons plus en salle, les lauriers sont distribués. Le cinquième jour fatidique est arrivé, alors s’achève la quatrième édition de Reims Polar. La file s’allonge à l’extérieur de l’Opéraims en cette fin d’après-midi ensoleillée, chacun espère se frayer une place pour la remise des récompenses. Festivaliers et invités, réalisateurs et producteurs, sans oublier bien sûr les membres des jurys et quelques autres buveurs de bulles alcoolisées conviés par la municipalité ont pris place dans la salle 1. Le suspense est à son plus haut niveau d’effervescence. Passé le mot du maire, les différents jurys se succéderont au pupitre à l’invite du maître de cérémonie David Rault (toujours un franc succès à l’applaudimètre), virtuose de la traduction sans filet et acrobate de la langue de Scorsese. Comme chaque année, l’espiègle Philippe Rouyer, président du jury de la critique, s’est amusé à semer dans sa prise de parole quelques vicieux revers de langue qui lui compliquent la tâche et réjouissent l’auditoire. Un petit rodéo bien rôdé. Puis ce seront les membres du jury « Sang Neuf » qui à l’invite de leur meneur François Busnel auront apprécié que le genre soit ainsi « dépouillé de ses étiquettes ». S’ensuivra une cohorte de gradés de la police emmenés par la présidente récidiviste Danielle Thiéry, puis une étudiante, un dernier mot du maire de Reims et enfin les membres du jury de la sélection officielle, tout sourire au côté de la doyenne Danièle Thompson revêtue d’une veste bleu police. Les éléments de preuve étant réunis, la sentence peut alors être prononcée :

Prix « Sang Neuf » du jury Jeune de la Région Grand-Est : « Sons » de Gustav Möller (Danemark).

Prix du jury « Sang Neuf » : « Blaga’s lesson » de Stephan Komandarev (Bulgarie).

Prix de la Critique : « Steppenwolf » de Adilkhan Yerzhanov (Kazakhstan).

Prix du Public : « The Last Stop in Yuma County » de Francis Galuppi (Etats-Unis).

Prix Police : « Shock » de Daniel Rakete Siegel & Denis Moschitto (Allemagne).

Prix du Jury de la sélection officielle : ex-aequo « Only the River flows » de Wei Shujun (Chine) et « Borgo » de Stéphane Demoustier (France).

Grand Prix : « Highway 65 » de Maya Dreifuss (Israël).

Avant de laisser définitivement Reims Polar s’éloigner dans l’ombre, un « Last Stop in Yuma County » s’impose. Ce premier long-métrage du californien (comme son nom ne l’indique pas) Francis Gallupi, produit et interprété par Jim Cummings, a fait sensation auprès du public pour son humour grinçant, sa galerie de stéréotypes décalés et son jeu de massacre implacable. Rien de très innovant en soi que ce rassemblement de clichés au plein cœur de l’Arizona, dans une station-service à sec. Sorte de dernier relai de poste avant nulle part (comme tout droit sorti d’un film d’Hathaway avec Tyrone Power), ce « Last Stop » est censé fournir non seulement de l’essence, mais l’obèse pompiste Vernon se fera également un plaisir de vous accueillir dans la partie motel, à moins que vous ne mourriez d’envie de déguster une fameuse part de tarte à la rhubarbe qui fait la renommée de l’établissement depuis 1952.

Si on en juge par les modèles de voiture qui s’accumulent sur le parking, on ne doit pas être très éloigné de cette date au moment des faits. C’est dans le coffre de l’une d’elles qu’on trouvera le magot à l’origine d’une montée en température dans une atmosphère déjà caniculaire. La faute à deux types louches au volant d’une Ford Pinto verte recherchée dans tout le comté : un abruti qui souhaiterait voir Bigfoot accéder à la Maison Blanche (en tout cas, c’est qui est inscrit sur son T-shirt), un autre au profil bas et au regard de psycho incarné par un gallois à « la gueule de l’emploi », Richard Brake (un type à faire peur déjà croisé chez Rob Zombie ou en démon glaçant dans « Game of Thrones »). Deux braqueurs de banque qui s’invitent à une table du diner tenu par Charlotte, la jolie épouse du shérif local servie par Jocelin Donahue.

S’ajouteront à cette réunion inattendue le petit VRP en costume marron interprété par Cummings, un couple de personnes âgées, un fougueux duo « Bonnie & Clyde » tout droit sorti de « Pulp Fiction », et un Indien armé mais pas dangereux. Tous prennent un plaisir communicatif à être là où on les attend, réunis dans l’espoir d’un ravitaillement en gazoline qui, comme dans un drame à l’ironie beckettienne, ne viendra jamais. On voit bien le coup arriver du bain de sang façon « Huit Salopards », mais on guette avidement le premier geste fatal, comme dans un duel au soleil et sans climatiseur en état de fonctionnement. Faute de carburant financier pour prendre le large, Gallupi, petit oiseau moqueur, semble se régaler de ce huis-clos sanglant, juke-box de citations à couteaux tirés, à empiler les références, à créer des angles morts pour mieux faire bouillir le suspense sur une B.O. ultra sexy (Gladys Knight & the Pips et leur délicieux « Midnight Train to Georgia » entre autres).

Le tout peut sembler aussi vide que la citerne de la station-service, suçant la roue de l’aîné et indubitable modèle désigné : Quentin Tarantino (avec peut-être aussi dans un coin de tête l’esprit vicelard d’Elmore Leonard si on en juge par le choix du titre). Pourtant, « Last Stop in Yuma County » est suffisamment enlevé, rondement écrit et, surtout, Gallupi sait, en un bref changement de rythme, en quelques plans parfaitement étudiés, basculer du rire jaune à une déchirante scène de deuil rouge sang. « Are you driving or riding ? » demande l’adjoint Gavin pas très fute-fute à son supérieur au badge étoilé. La réponse dans ce western barré pour cruciverbistes bien affûtés.

Changement radical de climat lorsqu’on s’approche des rives de « Only the River flows » du réalisateur chinois Wei Shujun, déjà présent à Cannes l’an dernier dans la sélection « Un Certain Regard ». Dans ce scénario qui adapte une nouvelle de l’écrivain Yu Hua (également auteur de « Vivre ! » adapté par Zhang Yimou), on s’enfonce dans la grisaille, la morosité et la pluie battante d’un automne humide au cœur des années 90 dans la province du Jangxi. Ambiance « Se7en » saisie dans le grain épais de la pellicule 16 mm employée par le réalisateur, cette série de cadavres retrouvés dans les parages d’un petit village sombre et terne nous ramène irrémédiablement vers le flux continu de la rivière, symbole des temps qui changent tandis que les hommes le regardent filer.

L’inspecteur Ma Zhe incarné avec charisme et opiniâtreté par l’acteur Zhu Yilong est chargé de faire la lumière sur ces crimes avec les moyens du bord : c’est encore l’ère des cassettes à bande magnétique, des bipeurs, des reconstitutions de fortune. On s’appuie sur des témoignages flous, des histoires de cheveux bouclés qui désignent un garçon coiffeur comme principal suspect. A moins que ce ne soit ce fou qui erre dans les parages et qui semble déteindre sur l’esprit de Ma Zhe. Encouragé par un officier supérieur amateur de tennis de table et de calligraphie (« A touch of Zen » ?), affublé d’un assistant un brin benêt qui chantonne les airs à la mode et préfère draguer une collègue en uniforme en lui montrant qu’il sait faire le grand écart comme dans les films d’arts martiaux, l’enquêteur doit répondre à cette interrogation cruciale : Qui a tué « Mamie Quatre » ?

La question peut sembler saugrenue, tout droit sortie d’un absurde délire comique sur le papier. Il n’en est rien à l’écran toutefois car, s’il on peut être amené à sourire face aux réactions puériles de l’assistant enquêteur, le cadre, l’atmosphère, l’humeur taciturne et le paysage de délabrement alentours n’incitent pas tellement au ricanement. C’est plutôt un immense gouffre béant qui s’ouvre à mesure que progresse cette enquête un peu hâtivement résolue selon Ma Zhe, à l’image de ce petit garçon progressant dans un immeuble à demi effondré, képi sur la tête et arme en plastique à la main, ouvrant une porte sur le vide. C’est précisément là où se perd l’esprit de l’enquêteur à la mémoire défaillante et à l’imagination fertile. Dans ses deux précédents films, Wei Shujun utilisait le monde du cinéma pour mettre en scène un récit de jeunesse puis une comédie d’humour noire, il recycle une fois encore ce thème pour en faire le terreau d’un imaginaire trouble et boueux, un espace créatif qui glisse comme une sonate au clair de lune avant de s’échouer délicatement sur les arpèges de Howard Shore.

« Plus personne ne va plus voir de films » explique le chef interprété par Hou Tianlai. Un prétexte pour investir les lieux et y installer un poste de police de fortune, dont les bureaux occupent la scène devant l’écran et se prolongent jusque dans l’exiguïté de la cabine de projection. L’endroit devient un nouveau théâtre de l’absurde si cher à l’écrivain Albert Camus que le réalisateur chinois ne manque pas de citer en exergue. A mesure que se détachent les caractères inscrits au fronton du cinéma désaffecté et déserté, débute la narration d’une enquête qui perd pied, celle d’un homme dont la vie en déséquilibre va bientôt quitter le collectif prôné par le régime pour s’aventurer sur le territoire mouvant et incertain d’un songe tarkovskien. Un délitement accentué par une vie maritale dépassionnée, l’attente d’un enfant possiblement handicapé s’ajoute à ce récit peuplé d’incertitudes anxiogènes et de pièces manquantes au puzzle. Sans doute le film le plus intrigant de toute la sélection, « Only the River flows » se laisse porter par le courant languide d’une mystique rivière qui ne dit pas son nom, charriant un cortège de démons qui font la richesse des polars atypiques, et un charme qui n’aura pas échappé au goût très affirmé du jury.

Enfin, pour clore ce quatrième festival, les méandres de la rivière nous conduisent vers « Un Homme en Fuite », diffusé hors compétition et en avant-première (sortie prévue le 8 mai). Bruno Barde et son équipe avaient convié le jeune réalisateur français Baptiste Debraux à présenter ce tout premier long métrage, secondé par une petite partie de son équipe : son actrice principale et si professionnelle Léa Drucker, elle-même flanquée de la timide Marion Barbeau (en chair et « En Corps »). « Rendez-nous Johnny ! » lit-on sur les banderoles accrochées dans la petite ville sinistre et sinistrée de Rochebrune, soudainement transférée de la Drôme vers le 08. Rien à voir avec le chanteur abandonné, l’homonyme local interprété par Pierre Lottin est toutefois le premier à allumer le feu du brasier social.

Chômage, plan de licenciement, corruption, lutte des classes, ce polar sur fond de syndicalisme et de grève générale fait de ce mauvais garçon, ce fils à pas de chance un emblème de la résistance ouvrière, entre Robin des Bois et Jesse James. Pourtant, il n’y a pas grand-chose à sauver dans cette histoire de retour au pays filmé comme un « meurtre à … » Bien sûr Léa Drucker joue bien la gendarmette de la section de recherche chargée de l’enquête. De retour au pays, elle devra faire son examen de conscience et oublier l’esprit des lois pour renouer avec l’esprit des lieux. Quant à Bastien Bouillon en intello de service, écrivain voyageur portant son baluchon chargé de clichetons, il vient soutenir Johnny dans sa cause noble et juste, celui qu’il aime comme un frère d’Ardennes.

Il faudra donc subir un montage en analepses fastidieuses, oscillant entre les années lycée et l’école primaire, début d’une amitié forgée sur une passion commune pour « l’Île aux trésors » de Stevenson, où les deux se prennent pour Billy Bones et Jim Hawkins à la conquête d’une île secrète dans un coin sauvage de la Meuse. S’ensuit naturellement l’histoire d’amour contrariée, les trahisons du cœur, un poster d’« Outsiders » et des conneries de jeunesse. Certes la cabane de l’île est belle et bien ficelée, mais il n’y a guère que cela qui tienne debout dans cette affaire si mal servie par une bande-son invasive, une direction d’acteurs très scolaire pas aidée par tout plein de gros plans qui plombent l’émotion. Plombé, tel est le sort également réservé à Johnny Laforge (ce nom !) dès le début du film. « Un Homme en Fuite » et ses cas de conscience vont boitiller, se perdre dans la forêt d’un récit laborieux et peu crédible, puis suffoquer dans le brouillard des lacrymos pour enfin succomber sous les coups de matraque CRS. A moins que ce ne soit sous un surpoids de pathos.

23 réflexions sur “REIMS POLAR 2024 jour 5 : Palmarès + The Last Stop in Yuma County + Only the River flows + Un Homme en Fuite

    • Merci beaucoup !

      Pas de champagne hélas pour moi. D’abord parce que je ne bois pas d’alcool, et parce que je n’ai pas réussi à m’infiltrer dans les alcôves pour VIP. L’an prochain peut-être. 😀

      Je conseille ardemment « Borgo » (Prix du Jury) et « LaRoy » (présenté hors compète) qui sortent tous deux ce mercredi.

      Certains très bons films de la sélection n’ont hélas toujours pas de date de sortie en France. Possible qu’ils mettent du temps à atteindre les écrans grand public, comme ce sera le cas de « Borderline » aka « upon entry » lors de sa projection au Reims Polar 2023 et qui sera en salle le 1er mai prochain.

      UPON ENTRY | LE TOUR D’ECRAN (wordpress.com)

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  1. Coup de chapeau pour ce compte-rendu d’un festival dont je reçois annuellement les flyers de présentation et qui me fait régulièrement de l’œil. J’ai pris plaisir à lire tes retours journaliers et je sais combien l’exercice n’est pas toujours évident. Bonne nouvelle, il ne dure que 5 jours. Ta plume sied bien à l’exercice du polar à bulles 😉

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    • Grand merci à toi ! 😊
      Pas facile de tenir le rythme sur ces 5 jours, je te l’avoue (surtout quand on bosse à côté). Mais quel plaisir de ciné que de s’enfiler des films si différents et pourtant réunis autour d’un thème : le polar.
      Si jamais tu te laisses tenter par cette sirène (de police 👮), n’hésite pas à me le faire savoir et rejoindre notre petite brigade qui écume les salles et discute des dossiers.

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  2. Wei Shujun est vraiment un cinéaste à suivre et son Only the river flows nous le rappelle. De la séquence d’ouverture qui pointe vers le vide à ce plan final où un regard face caméra a de quoi glacer le sang, ce fut une belle trouvaille que le jury a eu raison d’acclamé aux côté de Borgo.

    Même si le Grand Prix n’est pas ce que l’on espérait, ce fut une cérémonie cohérente au plein coeur de la cité du sacre.

    En espérant que tu pourras rattraper Steppenwolf, indéniablement mon coup de coeur de la compétition, quelque part entre la route sauvage de Mad Max et La Prisocière du désert de John Ford.

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  3. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour te faire regretter Steppenwolf, as-tu remarqué ?

    Je t’aurais imaginé plus critique face à Yuma mais ça va tu n’es pas trop sévère pour ce film enthousiasmant. Je ne me lasse pas de ce second degré, de cette violence qu’on attend et on est pas déçu, impasse mexicaine incluse…

    Only the river flows est la 2ème grande et forte impression du festival. Les grand et prix jeunesse me laissent perplexe ainsi que ce film de clôture. Avec le recul je me dis que la belle intervention de Léa Drucker avant la projection était un appel à l’indulgence…

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    • Vous ne m’épargnez pas cette impasse sur « Steppenwolf ». Avec ou sans marteau, j’aurais ma revanche.

      « Last stop… » vieillit bien en mémoire en fait. Certes, tout fonctionne de manière presque programmatique mais c’est suffisamment bien construit, avec un brin de cynisme en bout de course que son accessit est finalement plutôt mérité.

      Léa a bien parlé, et nous ne l’avons pas assez bien écoutée.

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  4. Ca fait envie cette ambiance de festival. Cela me manque (je ne vais plus au festival Lumière de Lyon depuis que les amis qui y habitaient et m’hébergeaient ont déménagé).

    Il y a du bon me semble-t-il, même si il n’y a pas que du bon. Je ne verrai probablement pas beaucoup des films dont du parle pour des raisons de distribution mais qui sait …

    Félicitation pour ces posts en tout cas, encore une fois, ça fait envie.

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