OKJA

Copain comme cochon

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« Il fait de l’anémie ? Mais bouffez-le votre cochon ! Bouffez-le ! »

Christian Clavier dans « les Bronzés font du ski », Patrice Leconte, 1979

Cinquante millions de Coréens, et lui, et elle, et moi. Tant de bouches à nourrir, tant de consommateurs à satisfaire, tant d’estomacs à rassasier. La population de la planète enfle comme les bides à bière des Américains et les ressources viennent à manquer. Immanquablement. Dans les années soixante-dix, on avait anticipé cette situation, et inventé in extremis le « Soleil Vert ». Aujourd’hui, c’est Bong Joon-ho qui trouve la solution à nos appétits viandards, et c’est son film « Okja » qui nous la donne.

Comme dans le film de Fleischer, elle prend la forme d’un gros mensonge, justement alimenté par une transnationale de l’agro-alimentaire siégeant à New York. Déjà, dans son film « The Host », Bong avait rendu les triturateurs chimiques américains responsables de la mutation d’un organisme aquatique en un énorme monstre sortant des eaux du Han pour semer la terreur et kidnapper ses futures victimes. Bien loin du prédateur à tête de brochet, Bong nous emmène cette fois à la rencontre d’un animal plus patapouf, une sorte d’hippopotame aux oreilles de Saint-Bernard, un gros cochon tendre comme un Totoro des montagnes coréennes. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette drôle d’espèce hybride n’est pas une bête sauvage du Sud, elle cohabite en complète harmonie avec sa voisine Mija, petite fille qui murmure à l’oreille des porcs, et qui vit retranchée avec son grand-père dans les hauts du pays comme naguère Heidi dans ses suisses alpages. Plus animal de compagnie que spécimen de rente, Okja de son petit nom (pour un animal de forte taille) est une véritable bête de concours, aux mensurations impressionnantes.

Cette femelle cohabite avec les poules qui picorent tranquillement au pied de la petite cabane familiale dans une docile insouciance brièvement interrompue lorsqu’une chausse-trappe de la nature l’oblige à sortir de son hédonisme naturel pour venir au secours de son âme sœur. Les épaisses forêts coréennes ne sont en effet pas sans danger ; c’est une chose que le chef opérateur Darius Khondji sait bien, et filme toujours aussi magnifiquement sans pour autant rejouer les notes splendides de la « lost city of Z ». Bong en profite pour glisser dans une péripétie initiale le premier clin d’œil anthropomorphiste de son film, un regard qui ne changera plus jusqu’à la fin sur son animal, et qui nous permettra d’élever Okja au-dessus de la foule des super-cochons d’élevage qui nous attendent un peu plus loin. Plus fidèle encore que la chienne Lassie, Okja n’est pourtant elle-même qu’un gros mensonge de synthèse, une bestiole entièrement numérique destinée à focaliser notre empathie en ramenant à elle la triste condition animale actuelle. En fusionnant les différents objectifs de la domestication en une seule créature (tout en y ajoutant un soupçon de bidouillage génétique dans l’air du temps), Bong peut aisément pointer du doigt certains paradoxes : on s’émeut facilement du regard d’un petit chat en détresse mais nos consciences collectives restent insensibles au sort des milliers de têtes de bétail vouées à la boucherie, dont une partie ira garnir nos assiettes, tandis que l’autre (paroxysme de cynisme) les gamelles de nos trente millions d’amis.

Mais comme dans ses précédents films, Bong ne cède jamais à l’univocité de jugement, couvrant de ridicule les deux partis qui s’opposent dans cette lutte autour de l’exploitation animale. Il y a d’un côté cette multinationale familiale nommée Mirando (par analogie transparente avec Monsanto), dirigée par une Tilda Swinton aussi perchée que dans le précédent film du réalisateur, ayant pour principal bonimenteur Jake Gyllenhaal en célébrité sortie de la ferme totalement azimutée. En face, il imagine un Front de Libération Animal (ALF, qui rappelle ironiquement un extra-terrestre velu mangeur de chats), une espèce de L214 qui revendique sa non-violence mais qui n’hésite pas à faire le coup de poing comme d’autres se prétendent de « l’Armée des douze singes » (« Okja » est par ailleurs soutenu par le « Plan B » de Brad Pitt). On trouvera à la tête de cette bande d’allumés un Paul Dano à la voix douce mais toujours aussi illuminé. « There will be blood » en effet, car ce qui attend en bout de piste la grosse bébête au regard mouillant n’est pas des plus réjouissant.

Heureusement qu’elle a à ses trousses toute la troupe d’activistes écolos (et végans jusqu’à l’absurde), mais aussi cette petite coréenne qui remonte le courant des évènements (un peu comme le faisait Curtis à bord du « Snowpiercer ») afin de ramener sa meilleure amie dans sa montagne sacrée. Cela donnera l’occasion d’une séquence magnifique : une course-poursuite jouissive, débridée et burlesque dans un supermarché, soutenue par une fanfare gitane qu’aurait pu composer Goran Bregovic, et qui s’achève sous un rideau de parapluies colorés à en faire rougir Demy de jalousie (« il y a de la poésie dans toute lutte » prétend Bong Joon-ho sur le site de Cinéma Teaser). C’est sur un air de tango argentin que l’on débarque ensuite à New York pour d’autres aventures, offrant à Bong l’opportunité de payer son tribut à l’esprit ludique de Gilliam.

L’humeur générale est donc plutôt joyeuse tandis que l’on s’achemine vers une conclusion plutôt « grave », marquée par une violente saillie animale suivie d’un panorama concentrationnaire destiné à secouer les consciences de tout un chacun. Maquillage marketing, plan de communication vérolé, manie du selfie narcissique et tendance à l’autolâtrie venue des US, que ses messages passent ou pas, la fable anti-capitaliste de Bong Joon-ho aura donc le mérite d’être explicite sur des sujets de société, sans jamais se priver des glissements d’humeur qui fondent le style si typique de la péninsule (le récent « Tunnel » en témoigne également). Une telle maîtrise de ses effets n’est pas donnée à tout le monde, et Bong fait montre tout au long du métrage d’un sens de la mise en scène qui force à nouveau le respect. Plus excessif et débridé que ses remarquables premiers opus, « Okja » pêche peut-être par excès quelquefois, mais il confirme avec ce nouveau film que son réalisateur n’a pas l’intention de changer de régime.

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22 réflexions sur “OKJA

  1. Je vois que tu as toi aussi apprécié les aventures de cette super-cochonne. Pas le meilleur de son réalisateur, mais un film où aucun personnage n’est blanc blanc y compris la petite fille. Souvent dérangeant, assez pertinent dans ce qu’il développe, Okja fait peur autant qu’il attendrit.

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  2. A l’instar de Bong, ton texte mélange les genres et les références. Bong a toujours aimé faire des contrepieds. Notre futur, c’est de manger des insectes, lui imagine un cochon géant. La satire est un peu forcée, mais Bong n’a rien perdu de son talent de cinéaste (fabuleuse course-poursuite à Seoul). J’attends quand même avec impatience son retour annoncé à des petits (par le budget) films coréens.

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  3. Même si je conçois pas mal de qualités au film, il ne me convainc qu’à moitié. La première en fait, située en Corée et cette course poursuite très « Underground » dans la musique, tout comme le charme qui se dégage des paysages et de la relation entre Okja et la petite fille. La partie occidentale plombe le film à mon sens et le discours de fond s’en trouve amoindri.

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  4. Pour moi, il ne s’agit pas du meilleur film de son réalisateur. La satire est parfois un peu trop appuyée, Jake Gyllenhaal en fait – vraiment – des caisses, et l’humour pas très fin. Cela dit, j’ai quand même trouvé le film réussi et c’est réellement dommage qu’il n’ait pas eu de sortie au cinéma. Parce qu’Okja, c’est bien du cinéma et au-delà de réelles qualités évidentes, c’est surtout un film de son temps et nécessaire.

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  5. Salut,

    J’ai adoré regarder ce film ! Okja met en avant la maltraitance des animaux, un phénomène très présent dans la société. Les personnages sont très attachants ! De plus, certaines scènes étaient vraiment touchantes.

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  6. Pingback: Okja, Bong Joon Ho – Pamolico : critiques, cinéma et littérature

  7. Comme d’habitude, séduite par ta critique ! En réalité, je regrette que le côté burlesque de la course poursuite soit totalement abandonné au profit de cette gravité et cette scène si marquante et sanglante – certes, le réalisateur procédera de la même manière dans Parasite mais la bascule fonctionne mieux qu’ici je trouve…

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    • Ça me fait plaisir 😊
      Tu as raison pour la fin.
      Ce qui est frustrant aussi, c’est de n’avoir pas eu la possibilité de voir ce film en salle par chez nous. Il bénéficie quand même de la photo du très grand chef opérateur Darius Khondji, à qui on doit aussi « the lost city of Z », « The Immigrant », « Se7en »,…

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