NIGHTMARE ALLEY

Esprit, es-tu là ?

« Telling lies (oh, I’m visionary, oh, I’m visionary)
I’m telling lies (feels like something’s gonna happen this year) »

David Bowie, Telling lies in « Earthling », 1997.

Dans une bouteille de cristal, ou peut-être lors d’un crise de délire, le dipsomane W. L. Gresham l’a vu. Il a vu le bonimenteur, le corrupteur, « le Charlatan ». Une ombre sombre est apparue au fond de la ruelle du cauchemar, elle a depuis recouvert l’Amérique, l’a emportée par les urnes. Edmund Goulding fut le premier à mettre en images cette prophétie. Mais peu de gens à l’époque ont voulu la croire. Guillermo del Toro fait la même en couleur, dans un style à la mesure de son prestige, celui du grand moissonneur d’Oscar qu’il fut avec « la Forme de l’eau ». « Nightmare Alley » est un vieux projet qu’il met enfin en scène, très imbibé de son modèle mais, à bien des égards, hanté par les démons d’aujourd’hui.

Je vois un G. G comme Gresham. Un type un peu perdu, un écrivain maudit, un dépressif chronique qui a cherché des réponses dans tous les partis politiques, puis dans les religions, et enfin dans les cartes et la picole. Il a fini par mettre fin à ses jours en se gavant de médicaments, après avoir quasiment perdu la vue en se noyant dans l’alcool fort. « Quand un homme croit en ses propres mensonges, il devient aveugle » prévient Pete, pathétique gloire du mentalisme qui s’est échoué dans les bas-fonds de la fête foraine, toujours une bouteille à portée de gosier. Lui aussi a sans doute cherché du sens à sa vie, sauf qu’il tournait en rond comme la grande roue de la fortune. Celle qui tourne derrière Molly la « fille électrique » ne sert à rien (très prude Rooney Mara, parfaite dans le rôle autrefois confié à la blonde Coleen Gray), c’est du « bullshit » confirme son concepteur. Uniquement là pour le décorum, pour tromper le spectateur. Les lumières de la foire aux mensonges attirent les nigauds des alentours, les désespérés et les perdreaux de l’année. Ils se sont laissé guider par la grande étoile qui brille dans la nuit, une vessie qu’ils prennent pour une lanterne. Ils entrent dans le « Ten Big Shows » par la grande arche, croisent le contorsionniste, la femme-araignée, le train fantôme qui vend du vice et du péché en lettres capitales contre monnaie sonnante et trébuchante.

Del Toro oublie un temps Gresham et Goulding pour placer son film sous le signe d’Hénoch, le préposé au trône divin. Il en fait un mort-né doté d’un troisième œil, symbole de l’omniscience mais aussi de l’erreur originelle. Le réalisateur a déjà confié ses traumatismes de jeunesse, comme cette fois où, égaré dans une morgue, il se trouva en présence d’un amas de fœtus. Vision d’horreur qu’il injecte depuis longtemps dans ses films, et qu’il met cette fois-ci en bocal, confite dans le formol, parmi d’autres aberrations de la nature. Il les expose comme des curiosités, laisse le bateleur inventer des histoires pour embobiner les badauds. Celui-ci, c’est Clem, confié à Willem Dafoe, choix parfait pour endosser le cuir de cet effrayant conteur de l’abominable. Le clou du spectacle, c’est bien sûr le « Geek », l’égorgeur de poulets, le vampire, mais les plus éminents savants sont formels, il s’agirait bien d’un homme.

Clem n’a aucun scrupule à se débarrasser de son ivrogne sous la pluie devant la porte d’une maison de charité. « Jesus Saves » est-il inscrit en lettres lumineuses juste à côté, mais une intermittence électrique changera bien vite l’inscription en un « Save us » prémonitoire, comme pour la « Show Girl » de Verhoeven (autre grand pourfendeur de l’escroquerie cléricale). Guillermo del Toro fut marqué dans son enfance par l’éducation de sa grand-mère, très religieuse, qui tentait de le guérir de ses passions monstrueuses en lui racontant d’abominables histoires. Il raconte alors, que les monstres de ses cauchemars étaient devenus ses complices, des confidents de l’obscur dans le labyrinthe des songes. Le monde réel est décidément bien plus effrayant. « J’ai fait beaucoup de films où les vrais monstres n’étaient pas ceux que l’on croyait, mais les hommes. Là, il n’y a plus de « créatures », on plonge direct dans la psyché humaine. » explique le réalisateur au magazine Première.

Je vois un B. B comme Bradley, Bradley Cooper. La vedette éthylique de « A Star is Born » tente ici de se racheter une sobriété et refuse d’abord tout verre d’alcool. Il est Stanton Carlisle, celui qui peut dire tout haut ce que les gens se disent tout bas, un flatteur d’égos et camelot des vérités que l’on espère entendre. En devenant Grand Stan pour les gens de la haute, il se fait applaudir par le public, y compris par Romina Power jadis vedette du grand show de l’Eurovision, mais surtout fille de Tyrone Power, premier Carlisle de l’écran. Un homme assez peu recommandable en vérité, qui débute sa chronique dans les flammes du parricide et la termine dans un rire de dément. Le réalisateur de « Cronos » enclenche le tic-tac d’une montre qui joue contre lui, implacable mécanique de la fatalité qui inconsciemment le dirige. Il est le manipulateur manipulé.

Je vois un C. Je vois Clair… Claire Trevor dans « Murder, my sweet » ? Non, plutôt C comme Cate, Cate Blanchett, mais la blonde est tout aussi fatale, et elle est de noir vêtue. Son pouvoir d’envoûtement freudien vaut largement l’éloquence du mentaliste. « You’re nothing but an Oakie with straight teeth » lui lâche-t-elle comme une gifle à son égo. Les super-pouvoirs du spirite de pacotille vont alors se dissiper dans la tentation des spiritueux. Depuis le début del Toro fait planer un ciel sombre au-dessus de cette histoire, il déchaîne la pluie, la nuit, la boue avant de refroidir l’atmosphère plus encore. La guerre est déclarée à la radio, et entre Stanton et Molly ça devient électrique. Del Toro a habillé Rooney Mara de rouge pour le spook show, elle est diaphane comme les spectres de « Crimson Peak ». La porte de l’enfer ressemble à l’asile de « L’Antre de la Folie », se recouvre d’un manteau de neige plus apte à faire ressortir la couleur du sang.

Je vois un P. Un P comme Pendu. Del Toro, à l’instar de Gresham dans son roman, se fait cartomancien pour inverser notre regard, et nous prédire ce qui peut advenir. Les oripeaux du Néo-noir et l’Art déco de Buffalo sont des trompe-l’œil qui cachent une vision bien actuelle de la société occidentale en pleine crise identitaire. « « Nightmare Alley  » est ma façon d’examiner où nous en sommes en tant qu’espèce, alors que les nuages noirs s’amoncellent au-dessus de nos têtes. Ça, ça n’a rien à voir avec de la reconstitution ou du film d’époque, c’est ici et maintenant. La frontière brouillée entre la vérité et le mensonge, ce terrible piège qui se referme sur nous. » explique le réalisateur. Tout comme Stanton Carlisle, Guillermo del Toro ne croit pas aux forces de l’esprit, mais il tâche de nous convaincre à travers ce film très sombre, que le temps des voyants est venu mais il mène à une impasse tragique, et que les cartes que nous avons en main pourraient bien causer notre perte.

56 réflexions sur “NIGHTMARE ALLEY

  1. Les voyants peuvent d’ailleurs devenir aveugles à force d’être prisonniers de leurs visions. Un certain Paul Muad’Dib en a fait la cruelle expérience.
    Dans son interview dans l’Ecran Fantastique, Del Toro décrit son personnage principal comme quelqu’un qui touche le fond, mais qui prend finalement conscience de l’homme qu’il est réellement. Terrible final sur un levé de rideau intérieur.

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    • C’est tout à fait cela, et del Toro le fait aussi bien ressortir que Goulding à l’époque. Pourtant ici le rideau se ferme sur une conclusion brutale, fidèle au roman, là où Zanuck avait exigé un peu d’espoir pour sauver Tyrone Power. Bradley Cooper est tout aussi saisissant dans le rôle de Stan.
      Exact pour le Messie de Dune. Le temps des voyants est décidément bien cruel.
      Quant à Bowie, déjà six ans qu’il nous manque…

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      • Putain six ans… Hier soir j’ai entamé le coffret « Brilliant Adventure (1992-2001) » avec ‘Black tie white noise’, puis ‘The Buddha of suburbia’. Pour moi, une fabuleuse et… brilliante période de Bowie.
        Jamais vu le premier film avec Tyrone Power. J’espère qu’il sera diffusé sur une chaîne TV.

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        • J’espère aussi, il vaut le coup d’oeil.
          Excellente période de Bowie que la décennie 90 (j’aime « Black tie, White noise » mais j’aime surtout l’immense « Outside », et son petit frère « Earthling » ici cité), décennie de la renaissance après les errements mainstream qui ont suivi « Scary Monsters » (encore un titre très del Toro, tiens). Tout n’était pas à jeter dans les années 80, mais j’avoue que ce n’est pas ma période favorite.

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  2. Je suis tellement fan de ton avis, il est admirablement bien écrit et rend tellement justice à ce film ! Je suis une grande amoureuse du cinéma de Guillermo Del Toro, j’ai vu « Nightmare Alley » lundi et ce fut un immense coup de cœur 😍

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    • Wow, ça fait plaisir d’avoir de tels coms, merci 🙂
      « Nightmare Alley », c’est vraiment du del Toro dans son aspect le plus sombre. celui-ci m’évoque « le Labyrinthe de Pan », qui se situait dans le prolongement de la guerre d’Espagne (à laquelle a d’ailleurs participé Gresham au côté des francs-tireurs communistes), non par le contexte bien sûr, mais par l’ambiance noire qui s’en dégage.
      Et puis c’est remarquablement réalisé.

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    • J’avais ouï dire, mais je la pensais uniquement faite pour l’édition vidéo (comme « Logan » ou la « Chrome version » de « Fury Road »).
      J’ai tout de même quelques réserves quant à son intérêt car ce qu’apporte justement la version Del Toro par rapport à Goulding, c’est cette couleur dégénérée, ces teintes usées pareilles à une affiche de cirque essorée par la tempête, et puis les nuits art déco pour néo-Noir qui s’enfoncent dans les ténèbres d’un conte vampirique. Cate Blanchett ressemble d’ailleurs ici à une créature fantastique, tout droit sortie d’un caveau gothique pour aspirer l’esprit des autres.
      On pense forcément au Goulding, et bien sûr à Gresham dont l’écrit plane au-dessus des séquences. Del Toro a quand même ajouté quelques surprises.

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  3. J’ai adoré la reconstitution, l’atmosphère, l’hommage entre Film Noir et les films de cirques/forains, magnifique casting mais terriblement déçu par une intrigue cousu de fil blanc, la femme fatale n’a aucun mystère. Un très beau et très bon film, mais quand c’est signé Del Toro ça en fait un film mineur dans sa filmo

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  4. Bravo pour cette analyse savante.
    C’est magnifique visuellement et Bradley confirme son grand talent et il se salit les dents…
    Mais le suspense est éventé par une vamp trop prévisible. Décidément non Cate ne signe pas une belle prestation.

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    • Prévisible, le film l’est de bout en bout, surtout pour moi qui avais vu le film de Goulding et lu le livre de Gresham. Mais ça ne m’a gâché nullement le plaisir. La qualité d’un film se mesure à la manière dont il me raconte l’histoire, pas dans ce qu’il a à me surprendre. Et je doix dire que Del Toro a su me séduire.
      Y compris avec sa vamp Blanchett, son vampire devrais-je dire (figure monstrueuse qu’affectionne particulièrement Del Toro et qui était au cœur de son premier long métrage). J’aime la façon dont il en fait un monstre manipulateur, très différent de la version Goulding (qui était une calculatrice assez classique du genre). Là, il exacerbe les codes, en fait une caricature, une bête de foire qui dissimule aussi sa part d’ombre, inscrite dans sa chair (on est presque chez Cronenberg).
      C’est mon côté amateur de film d’horreur qui doit aider je pense. 😉

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  5. J’avoue n’avoir jamais vu de film de ce réalisateur qui est pourtant très réputé. Mais ta chronique est particulièrement intéressante et bien écrite. Ceci dit le genre horrifique ou fantastique me fait toujours un peu peur… Déjà pour « la forme de l’eau » je n’avais pas osé essayer.

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  6. Beaucoup ont vu un film qui dévoile un peu trop ses cartes, mais curieusement je trouve que Del Toro s’amuse beaucoup avec le spectateur au point qu’il ne sait pas trop où on l’emmène. Oui il donne des éléments bien avant le final, mais il montre ensuite d’autres choses pour contrebalancer et nous faire un peu oublier tout ça. Puis arrive la fin et tu te dis « ouh le coquin ». Il y a vraiment une ironie mordante avec un héros tout sauf propre qui se casse la figure tout seul, avant d’épouser sa vraie nature.

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        • Ben justement je n’avais pas fait plus attention. Parce que Del Toro brouille les pistes. Il t’amène vers « la bête », puis te montre les délires de voyance, puis il y a le saut dans le temps et le film va vers autre chose encore. D’où ce que je disais par le coup de l’ironie qui apparaît comme une véritable chute.

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          • Et puis, comme je l’écrivais dans un autre post, le fait de voir venir la fin ne me dérange nullement. Je l’attendais doublement, connaissant celle du film de Goulding, qui « trahit » d’ailleurs celle du roman, alors que del Toro a choisi d’y rester fidèle. Ce qui m’importe, c’est comment le réalisateur a décidé de me raconter cette histoire.

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              • En effet c’était un scénario original. Après sur le papier ça s’annonçait bien Crimson Peak. Mais au final tu devinais très rapidement le côté pas nette du frère et de la soeur. D’autant que le film durait presque deux heures, alors le temps que l’héroïne s’aperçoit du cafouillage, t’as le temps de finir ta bouteille d’eau ! 😀 Idem pour les fantômes que je trouve assez mal exploités dans le film (en plus souvent pour de banals jump scares) et le pauvre Charlie Hunnam qui héritait d’un rôle très mal écrit.

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  7. There seem to be as many comments on the quality of your writing as on the film. I especially liked « better than the trailer. » So well done. I was disappointed by this. All the atmospheric build-up was spoiled by an indifferent plot though I very much liked the minutiae of the trickery. and i guessed the ending the minute the geek appeared. No doubting Del Toro’s talent but wasted here.

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