MOONAGE DAYDREAM

Sound + Vision

« Il y a des étoiles mortes qui brillent encore parce que leur éclat est pris au piège du temps. »

Don DeLillo, Cosmopolis, 2003

Six ans déjà. Bientôt sept. « Que faisiez-vous le 10 janvier 2016 ? » interroge Philippe Manœuvre, le rock critic aux lunettes noires dans « Flashback Acide ». Quelque chose s’est incontestablement produit le jour où David Bowie est mort. Un basculement cosmique. Une faille dans l’espace-temps. Un séisme a secoué la Lune. On a même vu des araignées martiennes porter le deuil. Where are we now ? Mais Bowie est-il vraiment mort ? David Jones s’en est allé, ça c’est sûr. Ashes to ashes. Mais Bowie vit encore (« all the young dudes, carry the news ! »). Ou plutôt, il revit grâce au travail de titan accompli par le documentariste Brett Morgen dans « Moonage Daydream ». Les cinq lettres de son nom s’illuminent dans une nuit noire à couper au couteau. Le cadavre en orbite du Major Tom bougerait-il encore ? Hello spaceboy ! La ferveur et la furia de ses concerts emplissent à nouveau l’espace dans un déferlement de sons, d’images et de couleurs.

« Montage of heck », un montage à la diable. C’est ainsi qu’avait baptisé Kurt Cobain un de ses brouillons musicaux enregistré sur cassette quand il n’était encore qu’un gamin timide d’Aberdeen. Ce titre pourrait bien refléter l’esprit général qui se dégage de cette nouvelle ode à une rock star réalisée par Brett Morgen. Pas question pour lui d’emprunter les chemins classiques de la narration, pas question de réaliser un film pédagogique (« ce n’est pas un film sur David Bowie, c’est un film sur Bowie » explique Brett Morgen à Vanity Fair). En deux heures et vingt minutes, il a l’ambition de couvrir plus de cinquante années de carrière, de raconter les mues de l’artiste, ses moments d’extase et ses détresses mentales, ses questionnements métaphysiques et ses boussoles spirituelles. Pour ce faire, Morgen a eu accès à une quantité de matériels phénoménale.

On sait que Bowie était collectionneur de sa propre mythologie, conservateur du temple consacré à sa propre effigie. Il existe donc des milliers d’archives, des milliers d’heures d’images et de sons dans le fonds Bowie, désormais farouchement gardé par Bill Zysblat, le gestionnaire du patrimoine, et par le clan : Iman sa veuve, son fils Duncan et sa fille Lexi. Une tentative de biopic monté par Gabriel Range (« Stardust ») s’est d’ailleurs vue privée de droits et de voix, et a finalement échoué dans l’anonymat de la vidéo à la demande. « Moonage Daydream », au contraire, a obtenu le consentement familial. Il est en quelque sorte le prolongement de l’extraordinaire exposition qui avait voyagé de par le monde au mitan des années 2010 : une formidable collection d’archives, de souvenirs glanés au fil des époques qui nous transportent dans le tourbillon galactique d’un artiste en mouvement perpétuel.

« J’ai horreur de gâcher des journées » entend-on dire l’artiste dans le documentaire. Et c’est peu dire que cette vie fut animée. Comme dans son film sur Cobain, Morgen a fait appel à un graphiste pour donner vie à des toiles cauchemardesques, une meute de scary monsters (et autres super creeps) directement inspirés de l’œuvre acrylique du peintre Bowie. Car « Moonage Daydream » n’entend pas cantonner la star à ses poses de rockeur et à ses fellations de guitare. David Bowie a porté bien des masques, a changé tant de fois de peau qu’il fut même, pour ses fans, bien difficile à suivre. Les images se bousculent sur le quai, elles se déversent à l’écran à un rythme effréné, dans un désordre chronologique assumé, comme emportées par la frénésie du moment. Morgen rappelle que le jeune David a été initié très tôt par son demi-frère aîné à la plume cut-up des écrivains de la Beat Generation, et aux complaintes free jazz crachées par le sax de Coltrane (le saxophone sera d’ailleurs son instrument de prédilection). Le ton est donné, c’est parti pour une virée documentaire à grande vitesse avec pour seul chauffeur la voix de Bowie lui-même qui, station to station, nous emmènera jusqu’à son étoile noire.

Le film ne fait qu’évoquer la période mods, celle du London Boy, celle d’avant le succès, et préfère débuter l’odyssée sur la période glam, sur l’androgyne entrejambe fuselé de résille qu’arborait fièrement cet extra terrestre adulé par des hordes en délire. Est-il une fille ? Est-il un garçon ? De quelle planète est-il tombé ? Les questions des journalistes tournent en boucle sur les plateaux télé, tandis qu’ils se trouvent cois devant ce drôle de Ziggy qui semble susciter chez les jeunes anglais un engouement hors du commun. « He’s magic » résume simplement une jeune fille en pleurs qui ne se console pas de l’avoir loupé à la sortie des coulisses. « Je lui ai embrassé la main ! » clame une autre derrière elle, totalement en extase d’avoir ainsi pu approcher d’aussi près l’idole. Mais une idole qui perd pied. A lad insane. De quoi devenir dingue en effet, de quoi prendre un flingue comme dirait un autre chanteur.

C’est exactement ce que fait Newton, « l’homme qui venait d’ailleurs » du film de Nicolas Roeg, qu’incarnera Bowie à la fin des années 70 et dont il aura bien du mal à se débarrasser. La chevelure passe du roux au blond peroxydé, période aryenne berlinoise oblige. Le film cite Eno et ses oblique strategies, s’attarde un peu dans les studios Hansa, nous fait profiter quelques instants d’une version live rare de « Warzawa ». Puis viendra l’âge du Modern Love, de l’apothéose commerciale et des stades remplis jusqu’à la gueule. Morgen puise à foison dans les images de concerts qu’il entrechoque avec tout un imaginaire cinématographique : « Metropolis », « Nosferatu », « le Voyage dans la Lune » de Méliès, et tant d’autres encore qui entrent en collision avec des titres qui enflamment un public conquis, remis à neuf par Tony Visconti pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Evidemment, Morgen n’oblitère pas la carrière d’acteur de Bowie : sa prestation en « Elephant Man » de Broadway, « les Prédateurs », « Furyo », et même « Labyrinthe » (mais rien sur « Twin Peaks » !) sont conviés à célébrer ce « Moonage Daydream ».

Une référence chasse l’autre et c’est le défilé des portraits qui, devant nos pupilles plus dilatées que ne l’était l’œil gauche de Bowie, va de Freud à Brecht, de Lou Reed à Little Richard, de Phil May à Phil Glass. Mais quelques figures semblent pourtant manquer à ce grand ost : Morgen fait l’impasse sur Angie, la première femme de Bowie, sur Lindsay Kemp qui lui apprit l’art du mime. Mais surtout, où sont passés Warhol et Dylan qui furent des modèles revendiqués ? Où sont Marc et Iggy, les âmes frères et les ferments de son jean génie artistique ? Sans parler de tous les musiciens et producteurs qui l’ont accompagnés au fil du temps. On peut regretter à juste titre qu’ils n’aient eu une place plus importante dans ce grand collage musical dont on ressort secoué, voire déconcerté, mais avec cette conviction réconfortante que, même là où il est, le Starman ne nous a pas complètement abandonnés.

« Look up here, I’m in heaven
I’ve got scars that can’t be seen
I’ve got drama, can’t be stolen
Everybody knows me now »

David Bowie, Lazarus, 2015.

31 réflexions sur “MOONAGE DAYDREAM

  1. Je n’écoute qu’une fois par an BLACKSTAR (début janvier symboliquement). J’ai vu le film hier et j’ai immédiatement eu un choc . Visuellement habile et construit, la voix d’outre tombe (est il réellement mort?) captive autant qu’elle interroge. L’artiste de ma vie sans aucun doute possible.

    Merci aussi pour ce très touchant texte. Un exercice qu’aurait validé le maître

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    • Incroyable en effet ce texte en voix-off, retrouvé par Brett Morgen dans les archives Bowie : « I’m dying, you are dying, second by second,all is transit, does it matter ? Do I bother ? Yes I do. Life is fantastic, never ends, it only changes. Flesh to stone to flesh, and round and round, let’s keep walking… »
      C’est saisissant, bouleversant.

      Merci à toi, et j’espère en effet que mon texte fait honneur à ce génie qu’était (qu’est) David Bowie.

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  2. fellations de guitare, really ? ça consiste en quoi ? 🙂 J’ai pensé feulement mais va savoir, je ne dois pas être assez rock.
    Ta note est aussi psychédélique que la BA.
    J’espère vivement voir ce film qui ne bénéficie que d’une séance par jour à un horaire pas pratique.
    Bien la peine d’en faire 2h20 et qu’il y ait tant d’impasses :-)))
    Bowie traverse nos vies et s’y installe.

    planète est-il tombée
    le rock critique

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    • I’ll be rock’n’rolling bitch for you 😉
      Ça donne à peu près ça.

      A voir dans une salle qui a un bon son. Mieux vaut réviser son petit Bowie illustré avant, ça aide. J’attends de voir si tu tripes aussi. 😀

      Merci pour les fotes.

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    • Ce film est une belle occasion de replonger dans l’univers Bowie et de se gorger de musique. On peut même parler de profusion dans le cas du travail de Brett Morgen tant il accole un nombre ahurissant d’archives. C’est assez impressionnant, presque trop foisonnant parfois. Mais le plaisir de retrouver David Bowie est sans égal.

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  3. Alors là (une fois de plus), un grand bravo pour la qualité de ton texte très inspiré, bien écrit et documenté !

    ‘Moonage Daydream’ se distingue en effet largement des portraits proposés par les chaînes de TV. Bowie ou l’artiste caméléon, insaisissable, toujours en mouvement. Je crois avoir lu que le réalisateur a eu quelques soucis de santé vu son degré d’implication dans son travail.
    Tout comme pour le doc’ ‘Ennio’, il y a des périodes de la vie de Bowie et de son travail que j’aimerais voir explorés (Eno, Lynch, Iggy…). Pour de futur films peut-être ?
    J’ai une question : tu as lu le bouquin de Manoeuvre ? C’est bon ? Un collègue disquaire m’en avait parlé. Et selon lui c’est mal écrit. J’aimerais avoir d’autres avis.

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    • Merci beaucoup 😀

      J’ai lu en effet que Brett Morgen avait subi un accident cardiaque pendant la conception du film ce qui a bouleversé sa façon d’appréhender le personnage. Je trouve d’ailleurs ce portrait très métaphysique, en forme méditation existentielle qui, dans l’emballement de la carrière musicale, prend parfois des chemins réflexifs comme à Berlin ou lors de cette étonnante errance dans les rues de Bangkok (je crois?). Des images que je ne connaissais pas. Il réussit à faire de l’œuvre Bowie un monument aussi spectaculaire que fascinant. Et finalement, peu importe qu’il ne s’insère pas dans les détails, dans les recoins. Je crois que Bowie aurait aimé que l’on en reste, comme Morgen l’a fait, à son personnage.

      Oui, j’ai lu le bouquin de Manœuvre. J’ai même eu le plaisir de rencontrer l’auteur aux lunettes noires lors d’une présentation promo de son bouquin. 😎
      Pas de la grande littérature c’est vrai, les mots sont jetés sur le papier comme ils viennent mais j’aime assez cette spontanéité un peu punk. Quand tu le lis, tu entends sa voix. Et puis c’est toujours foisonnant d’anecdotes dont on se demande parfois si elles sont toutes authentiques. Il fait évidemment une place à Bowie car la drogue la accompagné une bonne partie de la vie. Et puis il y Lemmy évidemment, les Stones,… Ça parle aussi de ce que devient la musique rock aujourd’hui, des nouveaux modes de consommation, d’une culture en évolution. Ça se lit vite et ça donne envie d’écouter des disques, c’est déjà pas mal. 😉

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      • Merci pour ton retour sur le bouquin de Manoeurvre. 👍

        Pour Bowie, un double CD de titres tirés du film est annoncé en novembre. Et un triple ou quadruple vinyle devrait voir le jour en 2023. Car ce documentaire fantastique regorge en effet d’images inédites (Bowie en Thaïlande par exemple, allant d’une boîte de strip-tease à un temple bouddhiste, mi-ange mi-démon), mais aussi de sons rares et retravaillés. Après le flot de matières du film (images, musiques, voix de Bowie qui nous accompagne tout du long), j’ai bien envie de m’y replonger en prenant le temps.

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  4. Je me souviens du moment où l’on m’a annoncé la mort de Bowie. Une semaine il me semble après la sortie de son nouvel LP qui est à tomber. Bowie, qu’ajouter de plus que ce que tu écris si bien. Je le préfère aux Beatles. Bowie a pourfendu les époques, osant l’androgénie dans des années pas simple à ce niveau là. C’était un infatigable provocateur, mais lui contrairement à beaucoup, avait un tel talent ! Finalement, il a sorti de la drogue ce cher Iggy Pop, le survivant revenu de tous les excès. C’est ce dernier qui est encore vivant et Bowie parmi les étoiles…

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    • L’immense et sépulcral « Blackstar » est sorti je crois trois jours avant la mort de Bowie, le jour même de son anniversaire. Un disque d’adieu, fabuleux, auquel Morgen a la bonne idée de laisser une place à la fin de son film.
      Bowie a aussi été longtemps taxé de vampire, de talentueux imitateur, voire d’escroquerie markéting pompant allègrement chez ses idoles et ses amis le talent qu’il n’aurait prétendument pas eu.
      Foutaises, évidemment. Il est évident que cette tête pensante géniale, très souvent avec un coup d’avance sur son temps, a certes puisé chez d’autres ses inspirations (comme tous les artistes, et les plus reconnus) mais il a aussi régénéré leur talent. Iggy Pop serait peut-être oublié au fond d’un asile ou même enterré après les Stooges si Bowie ne l’avait un temps pris sous son aile, emmené avec lui à Berlin pour réaliser deux albums parmi ses plus fabuleux (« The Idiot » et le tubesque « Lust for Life »). Idem pour Lou Reed dont il a produit le mythique « Transformer », qui sera, avec son tube « walk on the wild side », sans doute l’album le plus connu du Loulou pendant de longues années (jusqu’à ce qu’on se souvienne qu’il fut fondateur d’un des plus importants groupes de rock le Velvet Underground).
      Bref, Bowie était immense et il n’est pas un moment, lorsque j’écoute un de ses disques, où je me dis qu’il nous manque.

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  5. Pingback: Blackstar, David Bowie 1947-2016, black day ! - Globrocker

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