A History of Violence

La mort du roi William

« Un bon acteur est un outil puissant, c’est comme un accélérateur de particules. Un acteur met une hypothèse en marche, il la fait vibrer jusqu’à l’exploser, jusqu’à lui faire dépasser la matière, atteindre l’infini. Quand ça se produit, c’est extraordinaire, mais si fragile : on n’en garde jamais que le reflet sur un écran. »

William Hurt – 20.03.1950 / 13.03.2022

« Jesus, Richie », se désole son frère Joey incarné par Viggo Mortensen, en lui adressant un dernier regard. Il est là, étendu sur le sol, les bras en croix, une auréole de sang se formant sous sa tête. William Hurt est mort, et ça fait tout drôle. Il n’était pourtant pas une star, pas un incontournable des tabloïds, pas un pilier de cérémonies, mais un acteur humble au contraire, de ceux que l’on apprécie de trouver au hasard d’un blockbuster (Secrétaire d’Etat pour l’univers Marvel, chef de « Village » pour Shyamalan), ou faisant pleinement valoir son talent dans un film indépendant (survivant « jusqu’à la fin du monde » chez Wenders, aristocrate hongrois chez Julie Delpy, écrivain noyant son chagrin dans la fumée de Wayne Wang, mari infidèle chez Woody Allen), quand il ne décroche pas, tout simplement, un Oscar et un prix à Cannes (« le baiser de la femme araignée » en 1985). William Hurt, c’était une carrière riche, mais surtout une valeur sûre, une figure tutélaire, un acteur élégant, un monarque précieux de l’arrière-plan. Reclus dans son antre des environs de Philly, il hante par son absence le refoulé de « A History of Violence », le grand film noir de David Cronenberg. Et lorsqu’enfin il apparaît, c’est un festival.

« Tom Stall est un petit patron courageux » apprend-on à la télé. A Millbrook, Indiana, tout le monde applaudit son geste héroïque. En s’interposant face à deux « Tueurs » qui tentaient de s’en prendre à la caisse ainsi qu’aux employés de son petit diner, en les liquidant « A bout portant », il accomplit cet acte que tous auraient souhaité sans toutefois être sûrs d’en avoir le courage. Deux malfaiteurs criblés de balles : aux Etats-Unis, on célèbre ce genre de fait. « Ça en dit long sur le niveau d’évolution de notre société. » commente Viggo Mortensen à qui Cronenberg a offert le rôle de Tom. « J’aime les comédiens comme lui qui ont le charisme et la présence de la vedette américaine classique, mais en même temps l’excentricité et la texture de personnalités propres aux acteurs de composition. » David Cronenberg en fait donc un Cary Grant des temps modernes, un brave type à la Capra, un Américain ordinaire qui malgré lui sort de la foule, une sorte de nouveau George Kaplan vers qui soudain tous les regards se tournent, à la faveur d’un surgissement de violence si inouï qu’il laisse deviner une cicatrice laissée par la « Griffe du passé ».

Celle-ci se reflète dans l’œil mort de Carl Fogarty (Ed Harris enfile le costume noir de la pègre irlandaise pour une prestation monstrueuse) lorsqu’il débarque à son tour dans la bourgade tranquille, lorsqu’il vient rôder autour de la maison des Stall, famille sans histoire qui a choisi de profiter de l’air pur à l’écart de la ville. « Il paraît que tu vis le rêve américain, c’est ça ? » dira plus tard Richie à son petit frère. Et comment : une jolie femme blonde, toujours très amoureuse après pas loin de vingt ans de vie commune, un grand ado un peu gauche qui se fait chahuter au lycée par les terreurs des terrains de sport, et une petite blondinette adorable qui aime les poupées, ne manque que le chien pour compléter la photo. Bref, une famille idéale, dotée d’un nom « disponible », qui affiche quatre couverts à table mais qui en fait ne repose sur rien. Car le scénario va s’employer à fissurer ce beau tableau, à ébranler cette base rassurante, et derrière l’Hitchcockerie du procédé (illusion entretenue par la bande-son perverse de Howard Shore), David Cronenberg va pouvoir glisser les thématiques qui lui sont chères, pervertissant l’empathie pour le faux coupable en chargeant la thèse du faux innocent.

Il va alors s’intéresser à la philogénie du mal, en faire un atavisme contre lequel on ne peut rien, une tare indélébile que l’on tente de dissimuler sous le tapis de la sociabilité. Dans cette version du scénario prenant des libertés avec le roman graphique qu’il adapte, Richie et Joey sont liés par le sang. Mieux encore, il donne au « faux semblant » de Tom Stall les attributs d’une gémellité larvée qui se greffe directement aux chromosomes de l’œuvre du Canadien, tel un Janus dont un visage voudrait regarder vers l’avenir, tandis que l’autre, caché derrière, reste fixé sur le passé. Viggo Mortensen est le visage de cette Amérique, aimable et polie mais dépositaire d’un passif sanglant, défavorablement connue des services historiques.

« Qu’est-ce que tu crois avoir entendu ? » demande Tom à son épouse Edie (impressionnante et admirable Maria Bello). « Ce n’est pas ce que j’ai entendu, c’est ce que j’ai vu. J’ai vu Joey » répond-elle dans la lumière artificielle d’une chambre d’hôpital, déjà à demi avalée par cette vérité monstre (une vérité à vomir, littéralement) qui reste encore tapie dans l’ombre. Peu à peu le territoire organique s’étend, le continent noir qui habite le fond de l’histoire se fait de plus en plus explicite à l’image. « Je veux que le public ressente ce qu’est un corps mort » dit Cronenberg.

« La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne. »

Simone Weil, l’Iliade ou le poème de la force, 1939.

Viggo Mortensen possède, dans le film, la faculté troublante de modifier ses expressions pour devenir un autre, à tel point qu’on finisse par ne plus savoir qui, de Joey ou Tom, nous adresse ce regard. Mieux encore, l’éclairage de Peter Suschitsky lui permet de fondre ses traits avec ceux de Ed Harris juste après une explosion de rage meurtrière, avant d’étreindre son propre fils Jack à qui il vient de faire connaître le baptême du sang. Des ténèbres, il fait remonter les envies les plus profondes, les plus inavouées, comme lors d’une scène de sexe brutale et bestiale entre Edie et Joey dans l’escalier que le réalisateur a fait ajouter au scénario. Peu à peu les éléments tangibles s’éclipsent vers un « univers mental » si caractéristique des films de Cronenberg, dans lequel, selon Serge Grünberg (dans son livre consacré au réalisateur), « les personnages n’y ont aucune réalité, on y voit plutôt des allégories, des idées, des concepts, des obsessions, des pulsions, des désirs et des frayeurs (…) ».

Les repères s’effondrent sur un acte final aux contours abstraits, presque totalement décroché du récit principal. La nuit bientôt se replie sur un ultime voyage qui conduit à la source du vice, dans le pandémonium du mal. Une excursion qui prend la forme d’une expédition féodale au passage de la monumentale porte d’entrée néo-gothique, à la rencontre d’un monarque excentrique et borderline, l’homme du passé comme du passif qu’interprète avec jubilation William Hurt. Une partition brève mais savoureuse qui pourtant divisa les commentateurs. « On m’a dit parfois que le personnage de William Hurt était quasiment parodique, mais nous avons fait des recherches, et ces gens étaient des divas dans leur propre vie, ils avaient un comportement proche du mélodrame. » tient à rappeler David Cronenberg toujours dans Positif. Qu’il soit réel ou déformé par le surjeu de l’acteur, il n’en imprime pas moins la pellicule durant les quinze minutes d’explications fratricides inoubliables entre les Caïn et Abel de cette « History of Violence », devenant l’invité inoubliable d’un film qui l’est tout autant.

33 réflexions sur “A History of Violence

    • Bonjour Claude,
      William Hurt était un acteur que j’appréciais beaucoup. Je crois l’avoir découvert chez Wenders, puis je l’ai retrouvé sur mon chemin cinéphile avec bonheur à chaque fois, y compris dans cette prestation incroyable de parrain de la pègre irlandaise.
      Et ce film de Cronenberg est fabuleux.
      Merci de ton passage, passe une très belle journée.

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  1. Je me cache les yeux. Ce titre est prévu pour le site d’ici peu. Et je ne veux ni être influencé ni souffrir d’un complexe d’infériorité. Ne t’avise pas non plus de chroniquer Les Promesses de l’Ombre ou je me roule en boule et je pleure. Dans tous les cas cette History of Violence est un vrai grand film et bénéficie d’une interprétation hors norme…

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    • Un premier pas de côté pour Cronenberg qui abandonne ici tout espace fantastique (encore que, il est question de « monstres du placard » comme le dit la petite Sarah) pour entrer de plein pied sur le domaine du film noir. Un film de commande aussi (Cronenberg reconnaît que ça fait du bien de laisser l’écriture à d’autres, même si il a ajouté sa patte malgré tout), et pourtant, en bout de course, c’est sans doute un de ses films les plus emblématiques aujourd’hui, un de ses plus gros succès, et un de ses films les plus puissants. Tu y trouveras un réflexion sur l’identité (tout comme dans son précédent film « Spider ») avec un Viggo Mortensen époustouflant, Ed Harris et Maria Bello sont excellents, et puis bien sûr, le regretté William Hurt.

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  2. J’avais complètement oublié qu’il jouait dans ce Cronenberg.
    J’ai revu par contre il y a 2-3 ans ‘Au-Delà du Réel’ (1980) et William Hurt y est parfait devant la caméra de Ken Russell. La drogue c’est mal, mais quel film… stupéfiant !

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    • Eh oui, et quelle apparition dans « A History of Violence »!
      Comme je le notais également dans un com de l’article précédent, William Hurt était aussi a priori le Quaid choisi par Cronenberg pour son adaptation de « Total Recall » qui ne verra jamais le jour. Un autre style que Schwarzenegger 😉
      Hurt était aussi le Duc Leto dans la version série du chef d’œuvre d’Herbert (que je n’ai pas vue). Il était vraiment un acteur au talent méconnu, peut être pas estimé à sa juste valeur.

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      • J’ai vu il y a des lustres cette première série « Dune ». Je n’en garde pas de bons souvenirs. Production fauchée, visuellement pauvre et casting sans éclat (désolé William). Il parait que le scénario est plus respectueux de l’oeuvre de Frank Herbert, mais je préfère largement les « trahisons » de Lynch (et même celles de Jodo) à une adaptation « bon élève » mais médiocre.

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  3. RIP William Hurt effectivement, moi aussi j’aimais beaucoup cet acteur, celui de ses films qui me viendrait le premier à l’esprit serait peut-être La fièvre au corps.

    Sur A history of violence, vu (et adoré) il y a très longtemps à sa sortie. Très grand film, je garde un souvenir prégnant de la scène initiale. En revanche… très déçu par son film suivant Eastern promises mais bon… ce n’est pas de celui-ci que tu parles

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  4. Jamais vu le film de Cronenberg, mais, je garde surtout de William Hurt l’image du flic dans Dark City. Un grand acteur. D’ailleurs, un autre acteur vient de nous quitter à la même date, il s’agit de Mitch Ryan. Si on l’a surtout vu à la télévision, il a joué quelques rôles marquant, comme celui du général McAlister dans L’Arme Fatale.

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    • Je ne connaissais pas Mitch Ryan. Je vais me pencher sur sa carrière.
      Quant à William Hurt, effectivement il y aussi ce rôle dans « Dark City » de Proyas, film que je reverrais volontiers tiens.
      Sinon, je te conseille ardemment « A History of Violence ».

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    • Et merci à toi pour ce partage de ressenti !
      Il y a effectivement dans l’imagerie choisie par Cronenberg l’intention de faire craquer la façade d’une vie paisible et conforme au rêve américain. La violence est malheureusement toujours à l’affut, susceptible de surgir à tout moment, de dévaster des vies tranquilles (je pense au massacre des tenanciers du motel au tout début du film), … ou de révéler des zones obscures comme ici et, comme dans son film suivant, mettre en lumière « les promesses de l’ombre ».

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  5. Je l’avais vu, j’avais aimé et… je n’en garde que le souvenir de la scène où Viggo sort son gun, de la débile scène de sexe et que Maria Bello : bof. Et AUCUN souvenir de la présence de William dans ce film.
    Je vois trop de films je crois.

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    • J’aime beaucoup l’œuvre de David Cronenberg et j’avais été particulièrement saisi par la manière avec laquelle il semblait s’écarter du domaine fantastico-horrifique tout en glissant sous le polar ses motifs organiques et contaminants. Un grand film, servi par des grands acteurs.

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