The GRAND BUDAPEST HOTEL

Un Air de Panache

« On peut se sacrifier pour ses propres idées, mais pas pour la folie des autres. »

Stefan Zweig, La Contrainte, 1927.

Dans la famille très encombrée des Anderson qui occupent le premier plan du cinéma actuel (qui va de P.T. à P.W.S.), Wes est sans doute celui qui possède l’identité visuelle la plus remarquable. « The Grand Budapest Hotel » répond en effet à tous les critères de reconnaissance imposés par sa marque de fabrique : comédie à l’humour très cérébral, goût prononcé pour les décors miniatures et les looks surannés, couleurs criardes, scénario foisonnant trempé dans une loquacité sophistiquée doublé d’un sens très astucieux des mouvements d’appareil. C’est grosso modo autour de ces quelques termes que se définit le petit monde de Wes Anderson.

Le réalisateur propose à chaque film un voyage, qu’il fût en bathyscaphe au fond des mers ou sur les rails du chemin de fer, des plus singuliers. C’est à bord d’un petit funiculaire que l’on accède au « Grand Budapest Hotel », cette grande façade rose nichée au cœur des montagnes d’Europe Centrale, tout près des neiges éternelles des Alpes Zubrowskiennes. Cette contrée fictionnelle correspond tout à fait à l’imaginaire andersonien convoquant à la fois la bande-dessinée (elle pourrait sortir des cases d’un album d’Hergé) et les grandes plumes austro-germaniques qui lui servent de modèle revendiqué, au premier rang desquelles on trouve celle de Stéphane Zweig.

En entrant dans le sanctuaire du « Grand Budapest Hotel », sorte de toile peinte qui prend vie à la descente du « funny-culaire », c’est « le monde d’hier » qui s’offre au spectateur, tel que le recrée Adam Stockhausen, grand compositeur de décors justement récompensé d’un Oscar. Anderson part à la recherche d’un temps perdu, fictif ou fantasmé, teinté de mélancolie et de romantisme très Mitteleuropa. Wes Anderson cherche à faire un film sur les temps qui changent, sur le passage de témoin. Tout comme Hayao Miyazaki dans son film testament, il cherche dans l’écrin raffiné de son grand hôtel à prendre une ultime respiration avant que « le vent se lève », avant que ne se produisent les grands bouleversements des années noires qui vont suivre. Le « Grand Budapest Hotel », sis tout près de la ville de Lutz, dans le comté du Nebelsbad, rayonne des derniers feux de sa renommée.

A l’instar des coups de canons qu’entend « Madame de… » à la fin du film de Max Ophüls, la détresse qui se lit dans le regard embué de Tilda Swinton devenue pour l’occasion Madame D. annonce ces changements. C’est paradoxalement sans prononcer un seul mot que cette impression passe sur son visage, trouble immédiatement perçu par Gustav H., le plus gigolo des concierges qu’ait connu le Budapest. Quoi de plus naturel pour un maître des clefs que de regarder le monde changer par le petit bout de la lorgnette, placé à la bonne hauteur par l’entremise d’un petit groom à la peau basanée (ce qui lui vaudra bien des ennuis lors des contrôles de police). Et c’est naturellement par l’étroitesse de ce point de vue que Wes Anderson choisit de faire entrer un chouia de politique dans ses histoires jusqu’alors circonscrites au domaine poétique.

L’intrigue totalement loufoque et furieusement alambiquée va ensuite transporter le très distingué concierge des tapis rouges de son hôtel aux murs gris d’un centre pénitentiaire, à travers une farandole de péripéties qui n’exige pas pour autant du spectateur qu’il en comprenne toutes les subtilités. Pas question pour Wes Anderson de donner dans les gags tartes à la crème, il préfère, et de loin, les viennoiseries humoristiques, délicatement ornementées, celles qui font sourire plutôt que s’étouffer de rire. Quant au méli-mélo d’intrigues, il ne sert au finale qu’à enfiler les péripéties, toujours filmées avec une délicieuse naïveté (cette course poursuite accélérée à luge et à ski miniaturisée demeure un des moments les plus jubilatoires du film), et faire défiler la galerie de portraits qui font le régal de sa filmographie.

Au hasard des rencontres on retrouvera avec plaisir Jeff Goldblum en exécuteur testamentaire finalement exécuté par un William Dafoe plus bestial que jamais. On reverra surtout avec grand plaisir Harvey Keitel jouer les durs, les tatoués, ou encore Edward Norton enfiler l’uniforme du feldgendarme. On croisera aussi la fine moustache et l’accent frenchie de notre Matthieu Amalric (lui qui fut la voix française du roublard et « Fantastic Mr Fox »), avec à ses côtés une Léa Seydoux désertant les plateaux de « la Belle et la Bête » que l’on tournait dans le studio d’à côté (tous deux enfantés à Babelsberg). Mais surtout, il y a Ralph Fiennes dans le costume impeccable de Monsieur Gustave, personnage haut en couleur dont le maintien et l’expression distingués resteront aussi inoubliables que les coquetteries de Mr Fox ou le bonnet rouge de Steve Zissou dans « la Vie Aquatique ». Ce concierge de haute volée, dont la rigueur absolue permet à l’hôtel de tourner comme un coucou suisse, est également très apprécié des vieilles dames qu’il ne laisse pas indifférentes. Il se verra à ce titre récompensé de son altruisme en devenant pour l’une d’elles une sorte de fils préféré, dernier rempart à l’enflure fasciste qui gangrène la famille.

« La famille encore et toujours… J’aimerais pourtant faire un film sur une personne détachée de toute idée de famille. A chaque fois que j’ai essayé de m’éloigner de ce thème, j’ai été aspiré : c’est plus fort que moi, mon inconscient me donne des ordres. » expliquait Anderson à l’occasion de la sortie du son film précédent. Ce n’est pas la présence, même furtive, de Bill Murray, de Jason Shwartzman ou de Owen Wilson qui viendront infirmer cette déclaration. La dysfonctionnelle « Famille Tenenbaum » se retrouve dans les décombres de la très aristocratique Desgoffe und Taxis, où les aspirations tyranniques du fils aîné joué par Adrien Brody ne sont pas loin de correspondre au règne absolutiste du chef de famille campé par Gene Hackman. « The Grand Budapest Hotel » pourrait donc constituer le dernier étage d’une œuvre en forme de grande pièce montée, aussi délicieuse que les appétissantes pâtisseries de chez « Mendel’s » et qui laisse dans la tête comme un « Air de Panache ».

56 réflexions sur “The GRAND BUDAPEST HOTEL

  1. Au risque d’être hué, j’avoue avoir une préférence pour un autre Anderson moins chic et branché : Paul W.S. Anderson. Oui, celui tant décrié des « Résident Evil » et du premier ‘Alien vs Predator’, qui signa une très bonne petite série B de SF horrifique avec ‘Event Horizon’. J’ai même été séduit par son tout dernier ‘Monster Hunter’ qui aurait mérité une sortie en salle.
    Du cinéma sans autre prétention que de divertir, ça me va aussi. Et si en plus il y a Milla Jovovich dedans, alors c’est un festival ! 🙂

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  2. Bon jour,
    Superbe film … je ne sais pas en « parler » ou en écrire plus, sur ce sujet. Heureusement, il y a des personnes de talent qui comme toi, développe à merveille le sens critique avec argumentations et finesse …
    C’est pour moi l’un de mes 10 meilleurs films et comme dit le personnage Luchini : « C’est énorme » …
    Max-Louis

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    • La direction artistique est magnifique, riche de détails, mélangeant modèles réduits et décors réels, au service d’un script assez loufoque. Quant à la distribution, c’est un festival.
      N’hésite pas, il devrait te plaire.
      On devrait retrouver très bientôt Wes Anderson sur nos écrans avec la sortie de « The French dispatch », film initialement prévu à l’automne 2020.
      Bonne journée Marie-Anne.

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  3. Sacré bon film que ce Budapest, le meilleur travail de Paul WS Anderson après Magnolia. En outre dans la famille Anderson, il ne faudrait pas négliger « l’élu » en personne, Thomas Anderson aka Néo, qui prépare son grand retour dans la Matrice. Bande à part, même si je reconnais bien évidement le talent de Wes Craven, certains de ses films m’ennuie profondément tel que La Vie aquatique, je n’adhère ni aux personnages, ni a cette humour. Mais ce n’est que mon avis bien sûr. Enfin pour défendre Nico nsb, je dois bien reconnaitre que moi aussi j’ai une affection particulière à l’égard du maris de Jovovich, malgré la nullité astro boymique qu’était son Monster Hunter. J’en ai presque regretté son adaptation de Mortal Kombat avec le rire mythique de Lambert Wilson. Qu’il est loin le temps des cerises. Allez je te laisse trouver les intrus que j’ai glissé dans ce message, et te souhaite une bonne continuation.

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    • Waouh !
      C’est un sacré méli-mélo que tu nous sers là avec ces étranges associations !
      Je laisse le soin aux lecteurs de remettre les vrais noms en face des films. Tu pouvais ajouter également à la liste Lindsay Anderson, réalisateur et critique britannique qui a fait débuter Malcolm McDowel, mais aussi Gillian Anderson en quête de X-Files ou Richard Anderson, officier des « Sentiers de la Gloire » mais surtout connu pour avoir inventé un « homme qui valait trois milliards ». Et j’en oublie sûrement d’autres… 😉

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  4. Hello. Je ne suis pas vraiment attiré par le cinéma de Wes Anderson, comme Ronnie à ce qu’il semble. J’ai vu des bouts, pas sûr d’avoir accroché à un film en entier. Si Mr Fox éventuellement. Pourtant les arguments presque convaincants ne manquent pas (les acteurs notamment). Mais son nom est épinglé dans mon esprit avec une étiquette jaunie « artificialité particulièrement… fabriquée… ou l’inverse ». Probablement à tort. Mais quand la colle de l’étiquette est bonne.

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    • Stylisé davantage qu’artificiel. Mais j’entends le reproche car ces miniatures peuvent irriter. Les personnages du Grand Budapest ne sont pas différents des marionnettes de Mr Fox, ils répondent aux mêmes critères : ils pensent tout haut, ils filent à toute vitesse sans se départir de leur élégance. Il a pourtant tellement de cinéma dans ses films, et un concentré d »humanité observé à travers une loupe grossissante et déformante. Je dois avouer que ce petit monde m’amuse beaucoup.

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  5. Pas revu depuis sa sortie, mais j’en ai un bon souvenir. Déjà le coup du changement de format pour chaque passage antérieur. Puis le casting. Et même le récit mélange habillement aventure, comédie et même un peu horreur avec le passage des doigts.

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    • Tu fais bien de pointer cet aspect car c’est peut-être le plus « violent » des films d’Anderson, c’est vrai. Il y a aussi les types qui s’entretuent au poignard pendant l’évasion. Ça reste quand même très marginal car la fantaisie l’emporte largement.

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  6. J’aime assez son univers loufoque avec, ici, sa palette multicolore ! C’est un peu comme les délices visuels de « Charlie et la chocolaterie » de Tim Burton…
    Ce film est mon préféré, après il y a dans l’ordre : « la vie aquatique » et « à bord du Darjeeling limited ». Par-contre, je n’ai pas du tout adhéré à « Fantastic Mr Fox », ni « Moonrise Kingdom ».
    Bonne fin de wwek-end de la Pentecôte 🙂

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    • Univers loufoque et miniaturiste, un peu moins baroque que celui de Burton tout de même, sans doute dû à l’esprit pince-sans-rire d’Anderson.
      Qu’est-ce que tu n’aimes pas chez « Mr Fox » ? moi je suis fan. Je ne pouvais pas rêver plus belle adaptation de Roald Dahl (bien meilleure à mes yeux que « Charlie et la Chocolaterie » justement).

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  7. Tous les films de Wes Anderson sont des petits bonbons acidulés à savourer, pour le plaisir des yeux et pour l’amour des cadrages parfaits. J’aime beaucoup son oeuvre en général (Moonrise Kingdom, La Famille Tenenbaum, L’Île aux chiens), et The Grand Budapest Hotel tout particulièrement, pour son univers nostalgique à la Stefan Zweig. Wes Anderson est un artiste assez unique et hors du commun, plein de douceur et de fantaisie. Très curieuse de découvrir son French Dispatch, malheureusement reporté indéfiniment…

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  8. Voilà. J’ai fait quelques pas de plus en territoire andersien. Moonrise kingdom, La famille Tenenbaum et Le Grand Budapest Hôtel vus ces derniers jours. Il y a un ingrédient qui manque peut-être à ta description liminaire de son cinéma, c’est le spleen qui l’enrobe comme la crème au cœur d’une pâtisserie, légère et délicate, qui se remarque peu mais donne au goût une plus grande teneur.

    Le Grand Budapest m’a paru assez sombre, non ? Une histoire de vampires en Europe de l’Est, Dafoe n’étant peut-être pas le plus remarquable des suceurs de fortune. Cela aurait même pu être glauque sans les couleurs meringuées des décors et tout l’humour déployé. J’ai bien aimé. Moonrise kingdom m’a plus encore touché. Peut-être son chef-d’œuvre ?

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    • Il y a un fond dépressif très present tu as raison chez Anderson, déjà perceptible chez les névrosés Tennenbaum. Dans cette période perturbée, même le rose et l’accent français ne suffisent pas à égayer l’atmosphère. Et tu as raison, Willem semble encore habité par l’ombre du vampire.

      Moonrise Kingdom est sur ma liste à voir, et je ne doute pas qu’il me plaira au moins autant.

      As-tu entrevu le programme de French Dispatch ? Il s’annonce comme un festival du style Anderson sur fond de troubles politiques, encore de joyeux moments en perspective !

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